La belle alliance...
Texte : Alix Baer - Photos : ©Lorelei Quirin
Vous connaissez tous les fromages de Juliet, fromagère talentueuse qui a déjà eu l’honneur de nos pages (Tama’a 01). On ne présente pas non plus les vins de Tahiti, qui grandissent et sont élevés sur l’atoll géant de Rangiroa. Mais l’exercice d’alliance des fromages tahitiens avec les vins du nord des Tuamotu n’avait pas encore été tenté. L’équipe de Tama’a s’est avec beaucoup d’enthousiasme prêtée au jeu.
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Les Vins de Tahiti, qui fêtent cette année les 20 ans de la première vendange (1999-2000), ont plusieurs cuvées : deux blancs (Clos du Récif et Blanc de Corail), un rosé (Nacarat) et un vin moelleux (le blanc moelleux).
Juliet, la fromagère de Tahiti, a quant à elle largement développé sa gamme de fromages, tous issus du lait des vaches de Taravao.
Juliet travaille à partir d’un lait pasteurisé, mais qui ne subit pas de transformation ni d’appauvrissement (stérilisation UHT). Depuis la sortie, saluée par tous, y compris de grands professionnels fromagers, de son saint-tahitien, fromage à pâte molle et à croûte fleurie, des fromages frais (poivre ou pamplemousse confit), des tommes (nature ou au poivre de papaye, poivre élevé à base de graines de papayes déshydratées) et d’autres saint-tahitiens (aux truffes ou affiné au rhum Manutea) ont rejoint la création initiale.
Juliet nous avait envoyé ses recommandations de température pour chaque fromage. Nous les avions donc conservés dans la cave à vin, sauf les fromages frais. Pour le fromage frais aux pamplemousses confits et citron vert, quelques feuilles de basilic avaient été cueillies dans le potager de la rédaction.
Il est parfois des évidences qui sautent aux yeux, en l’occurrence ici au nez, confirmées par le palais. Le blanc moelleux a trouvé un allié de taille avec le fromage frais aux tranches de pamplemousse confit.
La fraîcheur du fromage rebondit sur la suavité du vin, tandis que la minéralité du corail s’allie aux épices du basilic, le tout lié par la texture onctueuse du fromage.
Une vraie complicité.
Emportés par cet élan, nous nous attardons sur l’autre fromage frais, délicieusement nommé Saveur italienne.
Paré d’une croûte de baies hachées (graines de moutarde et de sésame, tomate, oignon, olive noire, origan et herbes de Provence), il est comparable à un fromage de chèvre frais, sans l’acidité caractéristique, ou à la douceur d’une faisselle, mais avec l’intérêt des ferments d’un demi-sec. Avec ce fromage, le rosé de Rangiroa, fin et frais, s’impose. C’est une alliance délicate, où l’un et l’autre se répondent sans se heurter, se soutiennent sans se ternir. On se souvient qu’on est en bord de mer, et c’est donc tout naturellement qu’on prend un bain, tartine en main, pour vérifier si l’accord tient la baignade et quelques gouttes d’eau salée.
C’est le cas !
Avant de nous attaquer aux saint-tahitiens, nous nous intéressons aux deux tommes.
Pas de doute, c’est un fromage de vache, bien présente, dans le goût de la croûte comme de la pâte tendre. Cette tomme du vent est un fromage pasteurisé à pâte pressée cuite. Lors de l’affinage, la fine croûte salée s’épaissit, se colore de gris et de jaunes, pour finir tachetée et fleurie. Nous avions la tomme, il nous fallait dénicher le vent, qui souffle un air d’océan, de corail et d’infini. Le Clos du récif 2018, encore jeune et timide, a apporté la fraîcheur océane.
Il n’a rien de ce que l’on connaît, des chardonnays puissants ou des sauvignons floraux. Il vient raconter son atoll, fait des riens qui composent les souvenirs, ceux des antiques îles hautes qui ont disparu sous les flots. Léger, une pointe d’acidité en bouche, il vient caresser la tomme comme le bout d’une palme sur le sable rose. C’est exquis de délicatesse, franc, une rusticité de forme pour une tendresse de fond. L’autre tomme est un poème. Imaginez grignoter une papaye. Le réflexe des grands-parents serait de les jeter à la poubelle.
Geste suranné des années 1960-70 à oublier. Celui des parents est de les mettre au compost : c’est déjà mieux. Mais pourquoi jeter ce qu’on peut transformer ? Les graines de papaye ont de puissantes propriétés antibactériennes, anti-inflammatoires, dépuratives et elles aident à la bonne digestion.
Un vrai petit poivre local.
Prenez les graines, faites-les sécher à l’air libre durant 2 jours après les avoir bien rincées.
Si vous les croquez, vous sentirez la puissance, le piquant, la saveur marquée. Séchées au four durant 60 minutes à feu doux (90°C, thermostat 2), vous obtiendrez un poivre de papaye aux notes fumées. Renforcez ou allégez cet aspect en réduisant ou prolongeant la durée de séchage. Mais revenons à nos bovins, leur lait, nos fromages.
La tomme au poivre de papaye supporte des alliances plus osées. Elle ne tremblerait pas devant un blanc du nord de la vallée du Rhône, et supporterait les assauts de séduction d’un jurançon ou d’un « sélection de grains nobles » alsacien, voire d’un whisky bien tempéré. Ici, c’est le rhum Manao qui a emporté la mise. Non pas qu’il fût proche des arômes de la tomme, mais parce qu’il en tempère la puissance. Et ce je-ne-sais-quoi de parfum exotique, entre mangue et litchi, qui caractérise les extraits secs du rhum, rappelle le croquant du poivre de papaye.
Pour d’autres, moins enclins aux alcools forts à ce moment du repas, le Clos du Récif ou le blanc moelleux, chacun dans son style, s’acquitteront très bien de leur office.
Viennent les stars de ce plateau, les saint-tahitiens : nature, aux truffes, et enfin affiné au rhum Manutea. J’avoue ne pas apprécier ce rhum, trop d’acidité en arôme, trop alcooleux en bouche, à mon goût. Mais j’avoue avec la même honnêteté qu’il convient parfaitement à l’affinage de ce fromage.
En face de ce trio qui, rappelons-le, est réalisé avec du lait pasteurisé et affiche la même amplitude organoleptique (c’est un mot savant qui résume les sensations de texture, de rondeur et de parfum en bouche) qu’un fromage au lait cru, de type saint-marcellin ou camembert (les vrais, pas les horreurs en plastique qu’on vous sert sous des noms ronflants comme le marketing !), nous nous sommes permis une infidélité aux vins de Tahiti.
Un champagne Coutelas, Origin’ Brut est venu d’emblée embrasser le saint-tahitien nature, tandis qu’un pinot noir de Nouvelle-Zélande, Saint-Clair Family Estate, cherchait par son fruit à mettre en lumière la truffe du second. Le dernier, l’affiné, n’a pas su résister (ou fut-ce l’inverse ?) au rhum Manao, toujours lui.
Nous aurions aimé vous proposer un sparkling wine (méthode traditionnelle) du Pacifique sud, mais les nouvelles taxes mises en vigueur en juillet dernier ne sont pas encore tout à fait calées et ces vins se retrouvent aujourd’hui quasiment au même prix que les champagnes.
Enfin, Vins de Tahiti, après une expérience difficile avec la production d’un vin rouge dans ses premières années, n’en propose plus à la vente. Il eut été dommage de ne pas tenter le pinot noir sur ces fromages, fut-il en provenance des cousins de Aotearoa.
Je l’avoue, je suis amoureux (prenez cette expression dans le sens d’un champ lexical dévoué aux superlatifs de l’admiration pour le travail exceptionnel bien fait) du saint-tahitien depuis que les premiers ont vu le jour.
J’ai craint que les variantes ne dénaturent la pureté originelle du fromage : il n’en est rien ! La pointe du couteau s’enfonce dans la croûte délicate, qui craque en laissant échapper la pâte onctueuse, piquetée de noir : la truffe des bois. Qui pouvait penser que sous ce blanc et ce noir se trouverait le plaisir des rois ?
Ce truffé, qui aiguise les goûts les plus pointus, trouve dans le pinot noir du nord de l’île du sud de Nouvelle-Zélande un soutien élégant. Une sucrosité légère alimente la pâte lactée sans la rendre amère. Le fruit rouge est tempéré de notes de sous-bois qui conviennent à la croûte fleurie.
Enfin, les éclats de truffe trouvent dans ce vin la lumière nécessaire à leur expression.
Un accord raffiné !
Le champagne Coutelas, issu d’une maison où la nature est tout, confie son acidité et son élégance au saint-tahitien nature, premier du nom. L’entente ici est courtoise, chevaleresque, l’un ne sachant s’exprimer sans que l’autre ne vole, bulles en tête, à son secours. On se retrouve pantois, une fois sur les plateaux de Taravao où meuglent les laitières, de plaisir, l’instant d’après dans une crayère de Reims, où la fraîcheur l’emporte sur tout. Un frisson nous parcourt.
On se ressert ?
J’ai gardé le plus puissant pour la fin ; le plus marquant. Celui qui va patiner vos bajoues jusqu’à demain : L'affiné. Sa croûte craque sous la pression…
Il a jauni de maturité et d’envie. Il veut s’exprimer. Les vins de Tahiti ne sauraient tenir face à sa puissance.
Le rhum Manao affiche la vigueur de sa jeunesse et de son fruit. Il tiendra. Mais on ne souhaite pas étouffer
le fromage. Un trait d’eau fraîche dans le rhum apaise son degré d’alcool. Comme on ferait pour un vieil Ecossais (je parle des malts, pas des porteurs de kilt). L’accord est sublime. Le saint-tahitien supporterait bon nombre
de flacons, rouges et blancs, secs et moelleux, sans succomber à leurs ardeurs. Avec le rhum Manao,
la combinaison devient complicité et le fenua respire. Fermez les yeux. Les herbes des hauts prés du plateau
de la Presqu’île se couchent sous la brise.
La même qui, tournoyant vers Mehetia, emporte la houle jusqu’à Ana’a, et plus haut vers Rangiroa, l’île au Vaste ciel. Les coraux roulent sous les assauts de l’écume, qui jaillit, éclate et mouille la terre amassée par des générations de Pa’umotu. Les cannes à sucre poussent de cette terre légèrement salée, minérale. Tout se rejoint en bouche, fromage et rhum, dans l’expression d’une rare perfection.
Je vous le disais : on s’amuse bien, lors de nos dégustations !
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