Une femme dotée d’une détermination vigoureuse, entraînant son équipe avec elle. Résultat : , un vaste fa’a’apu surgi du corail et deux cantines scolaires de Rangiroa sont désormais nourries avec les fruits et légumes de la plantation. Visite du fa’a’apu de Tiputa, une réussite.
© Texte et photos : Doris Ramseyer
Le gombo possède des vertus médicinales, et les jeunes fruits sont utilisés crus en salade, ou cuits pour des soupes, sauces, ragoûts et currys
Révolution alimentaire
Nous sillonnons les ruelles de Tiputa à vélo. Jardins fleuris. Air salin. Rires d’enfants. Larissa Gnatata me présente le village dans lequel elle est née, où elle a presque passé toute sa vie, et où elle se sent heureuse. Larissa ouvre les barrières du jardin attenant à l'école primaire et à la cantine. Ce sont les portes de son univers, un monde végétal créé il y a à peine deux ans. Végétal, et surtout nourricier. J’ai commencé à planter à la suite de la loi du Pays sortie pour la rentrée de 2022, relative à la promotion des produits locaux dans la restauration scolaire, révèle Larissa, responsable des cantines de Rangiroa depuis seize ans. Cette loi agit en elle comme un déclic, un défi vers une nouvelle aventure, un projet logique et sain qu’elle est déterminée à voir aboutir.
Quand Larissa commence son fa’a’apu, elle se retrouve face à un sol corallien, vierge de toute plantation. Elle récupère des graines provenant des jardins familiaux de l’île. Et elle se lance. Après deux ans de travail acharné, contre vents et marées – car l’agricultrice doit aussi composer avec de l’indifférence, voire de l’opposition –, le résultat est à la hauteur de ses espérances. Aujourd’hui, chaque repas servi dans les restaurations scolaires de Tiputa et d’Avatoru intègre un produit issu du fa’a'apu communal. Ah, ça oui, il lui a fallu rééduquer les goûts, les papilles, les habitudes alimentaires ! Quand j’introduis un nouveau menu, contenant un légume inconnu, par exemple du chou kanak, des beignets aux feuilles de moringa ou de patates douces, je demande toujours aux enfants leur avis, puis je réintroduis ce légume trois semaines plus tard.
Larissa joue avec les saveurs, s’amuse à composer un chow mein au poisson, ou un poisson cru végétarien à base d’aubergines, qui ressemble à s’y méprendre à du thon ! Les menus sont concoctés en collaboration avec une diététicienne de la Direction de la santé, et la préparation en cuisine est l’apanage d’une équipe motivée. Toujours dans cette optique de découverte des saveurs, la responsable des cantines propose une fois dans l’année la journée du goût, ou encore la journée polynésienne. J’ai changé, parce qu’il était logique de m’adapter au nouveau régime alimentaire des enfants, confie Larissa. Désormais, elle suit un régime végétarien, sans exclure les œufs ni le poisson.
Les feuilles de katuk peuvent se manger en salade
Les secrets d’une culture sur un atoll
Nous entrons dans son paradis. Tout pousse ou presque sur ce sol aride, mêlant sable dur et morceaux de coraux. La question bouscule mes lèvres : mais comment as-tu réussi à faire pousser tout cela ? Pota, salade, poivron, aubergine, chou kanak, moringa, piment, gingembre, menthe, gynura (surnommé épinard de la longévité), katuk (bénéfique pour le système immunitaire), patate douce, manioc, uru, gombo, ananas, papaye, banane, pitaya, citron, et même des mûres ! Première réponse sous la forme d’un liquide sombre, qui n’empeste pas comme on pourrait s’y attendre. Car il provient d’une cuve contenant 1 000 litres d’engrais fait maison, réalisé à base de 150 kg de déchets de poissons. Les deux jeunes du service civique qui gèrent le fa’a'apu l’arrosent deux fois par semaine avec cet “engrais poisson”’, explique Larissa. Ce fertilisant 100 % naturel nourrit les plantes grâce à une recette divulguée par la DAG, qui suit le projet de ce fa’a’apu communal.
Une aide bienvenue, indispensable, car la motivation ne fait pas tout. Larissa a suivi deux formations, une première sur cinq jours à Tikehau concernant la mise en place d’un fa’a’apu, et une seconde sur la fertilisation de la terre à Papeete. Des cours qui ont permis un gain notable de temps et d’énergie. La DAG met aussi à disposition de la commune un broyeur, qui accélère nettement le temps de dégradation du compost.
Compostage et irrigation
Car, si tout pousse ici, c’est grâce à la dégradation des végétaux. La bourre de coco est récoltée, puis mélangée aux déchets verts de légumineuses qui poussent localement, la pipi tahatai. La masse végétale broyée qui entre en fermentation est mise à sécher, puis est régulièrement arrosée sur plusieurs cycles. Après deux à trois mois, la terre est prête à être utilisée. La nature qui disparaît nourrit celle qui renaît. Un parfait cycle vertueux.
Juste après le fa’a'apu pédagogique de l’école primaire, les élèves du CETAD (Centre d’éducation aux technologies appropriées au développement) travaillent sur le prolongement du fa’a’apu communal. On leur a appris à marier les potirons, les fleurs mâles offrant leurs étamines fertiles au pistil féminin, explique la responsable des cantines. Les fleurs, une fois fécondées, sont fermées manuellement, puis fanent et donnent rapidement naissance à un potiron épanoui. C’est presque magique, cette transformation, que les élèves suivent, puis cueillent avec fierté, acteurs de leur propre alimentation. Les jeunes sont très motivés, ils s’investissent et apprennent vite ! confie Larissa, heureuse de pouvoir transmettre un peu de sa passion, afin qu’adultes, ils puissent reproduire les gestes de survie alimentaire.
Et l’eau ? Comment fruits et légumes poussent-ils sur une terre réputée aride et infertile ? Grâce à l’eau du puits, drainée du sous-sol de l’île par une pompe électrique, elle-même alimentée en énergie solaire. Quand arrive la marée haute, la lentille d’eau douce devient un peu plus salée, mais n’entrave pas la croissance des plantes. L’arrosage est effectué trois fois par jour par les jeunes du service civique. Nous avons le projet de créer une serre. L’eau de pluie sera récoltée par le toit en bâches, et se déversera dans des citernes, précise Larissa. De l’eau du ciel, pour alterner avec de l’eau souterraine.
L’importance de l’autonomie alimentaire
Pourquoi Larissa s’est-elle lancée dans une entreprise qui semblait irréalisable ? Une prise de conscience à la suite de la nouvelle loi du Pays, mais aussi parce que les légumes arrivaient systématiquement abîmés par la goélette, et en quantité insuffisante pour autant d’élèves.
Aujourd’hui, le fa’a’apu communal offre quotidiennement ses fruits et légumes aux 92 élèves de Tiputa, en plus des 50 jeunes du CETAD, ainsi qu’aux 292 enfants d’Avatoru. Ses légumes se retrouvent également dans les assiettes du restaurant d’application de Tiputa, transformés en recettes alléchantes, présentées avec soin, et servies avec distinction par les élèves du CETAD.
Larissa donne systématiquement le résultat de ses récoltes au tāvana, satisfait et favorable à ce projet. Car la commune réalise aussi des économies avec une plantation autonome. Encouragée par ce succès, Larissa rêve de se développer, parce que la santé et la sécurité alimentaire lui semblent indispensables. Pourquoi ne pas nourrir d’autres cantines des Tuamotu, comme celles de Makatea, Tikehau, ou encore Mataiva ? Larissa avance quoi qu’il arrive, trouvant des solutions à chaque problème, déterminée à bousculer les habitudes, à imposer un nouveau mode de faire et de s’alimenter, pour le bien-être de la future génération.
La cloche de l'école sonne midi. La cantine se remplit de cris, d’agitation, de mines affamées. Et d’assiettes contenant un produit du fa’a’apu ! Aujourd’hui, gratin dauphinois aux aubergines du potager, avec un accompagnement équilibré. Bon appétit !
Association Ihi Hei Ora
Larissa m’emmène vers le potager de l’association Ihi Hei Ora. Elle partage avec le groupe ce même engouement pour la nature. Toute l’équipe est réunie au fa’a’apu, elle reçoit aujourd’hui la visite de la DAG qui soutient leur nouveau projet. Nous avons créé ce premier fa’a'apu il y a peu, grâce à une aide de l’État. Notre association de protection de l’environnement existe depuis quatre ans, c'est une toute petite structure comptant une dizaine de membres actifs, explique la présidente de l’association, Tahitoterai Taunehenehe. Pour ce projet de fa’a’apu, un formateur nous a guidés pendant trois semaines en partageant avec nous sa longue et riche expérience.
Le but était d’apporter des légumes dans les six foyers des membres.
Mission réussie, car la récente récolte a été fructueuse, et des semis viennent d’être replantés. La présidente énumère les légumes du potager : haricots longs, salade, pota, concombre, tomates, aubergines, poivrons, quelques courgettes, navets, oignons verts, basilic, patate douce, chou kanak. Plutôt pas mal pour une première expérience ! On peut préparer le chou kanak, qui est peu connu, avec une panure, en friture, ou à la poêle, comme le pota finalement. Nous réalisons actuellement des tests avec le melon, la pastèque, et le pitaya. Tahitoterai poursuit : nous avons commencé à planter à cause de l’inflation et, aussi, puisque la pandémie de covid nous a démontré que nous sommes tributaires de Tahiti. Si le bateau qui nous ravitaille tombe en panne, nous n’avons tout simplement plus aucun produit frais.
La terre est composée sur le même principe qu’au fa’a’apu communal. Hormis le fait que, ici, du sable tamisé est rajouté au compost. Le reste est identique : jus de poissons comme engrais, l’eau du puits pour arroser, et le travail avec deux jeunes du service civique. À la base, nous sommes une association écologique, qui milite pour la préservation du Lori nonette, qui est en voie de disparition. Nous réalisons aussi des campagnes de sensibilisation, de tri et de ramassage des déchets. Désormais, une nouvelle vision des choses enrichit l’association : militer pour une terre à protéger, d’autant plus qu’elle est nourricière.
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Dossier à retrouver dans votre magazine Tama'a# 28 - juin 2023