Episode 1
© Sources : Bougainville, Ann Salmond, Nathan Wachtel - Texte & iconographie : Patrick Seurot
Cela fait 250 ans que l’on raconte en long, en large et en travers, grâce aux différents récits de voyage qu’eux et leurs compagnons ont laissé, l’arrivée des trois premiers explorateurs européens à Tahiti : Wallis en 1767, Bougainville en 1768 et Cook l’année suivante. Cette fois, à la manière du récit de Nathan Wachtel (1) à propos des indiens du Pérou, imaginons donner la parole, avec toutes les données recueillies, entre récits occidentaux et tradition orale tahitienne, au chef de Hitia’a, qui a accueilli Bougainville et son équipage.
*Nathan Wachtel, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570), 1992. Périlleux, mais admirable exercice, qui permet de mieux se rendre compte de ce qu’ont ressenti les “explorés”, non plus seulement des explorateurs.
En pages 185 et 186 de son récit, Louis-Antoine de Bougainville écrivit : “ Pendant la nuit du 3 au 4 [avril] nous [ La Boudeuse et L’Etoile] louvoyâmes pour nous élever dans le Nord. Des feux que nous vîmes, avec joie, briller de toutes parts sur la côte, nous apprirent qu’elle était habitée. ”(2)
Mettons la suite de ce récit dans la bouche de Reti, ari’i de Hitia’a, dont le titre était Teri’i-tua. Imaginons que ce chef tahitien, âgé de 45 ans environ, imposant par sa taille et reconnaissable à une profonde cicatrice sur le front, ait rédigé ses propres mémoires de ces douze journées d’avril 1768.
« Je donnai l’ordre d’allumer des feux tout au long de la côte, ainsi que nous l’avions toujours fait quand les grandes pirogues diplomatiques étaient repérées sur Moana, ou pour montrer la puissance de notre peuple aux pahi de guerre qui pouvaient sillonner ces eaux.
J’allai dormir le ventre serré et l’esprit songeur… Tenā mai te tamari'i 'una'una nā Te Tumu, “ Voici que vont arriver les glorieux enfants de Te Tumu ”. Les prophéties de Vaita ou de Pau’e vont-elle vraiment se réaliser ? Qui sont ces êtres qui arrivent, quelques lunes après ceux de Matavai, dont les lances crachent un feu de mort ?
J’eus un sommeil agité tout au long de la nuit. Que résonnent les pahu.
Nous vîmes, ce matin (3), le navire courir à pleines voiles vers notre terre, vers l’isthme de Taravao.
Je fis envoyer deux petites pirogues de reconnaissance, la première avec deux de mes meilleurs guerriers, l’autre avec un de mes fidèles et ses deux jeunes garçons. Derrière eux, notre flotte de plus de 100 va’a, avec nos guerriers affichant pour la plupart de longues barbes, mais sans arme, couvrait l’océan . Sur terre, les pahu battaient le rythme des rameurs, tandis que le pū prévenait les districts et les clans que le bateau sans balancier approchait. Cette étrange embarcation, la même qui nous fut décrite par nos pères et leurs pères avant eux et qui avait sillonné les îles basses de nos cousins de l’est (4), est-elle annonciatrice de bons présages ou de redoutables changements ?
Offrandes de paix
Notre pirogue principale était conduite par douze de nos guerriers qui présentaient des branches de fē’i (5), en guise de bienvenue, de respect et de paix. Nous les avions vêtu de ceintures étroites en fibre de coco et couvert leur sexe d’un morceau de tapa, tenue ’arioi habituelle que l’on appelle maro tai noa : les fibres d’une liane ; les feuilles d’un arbre aromatique finement râpée ; la tige de banane finement pilée. Les enveloppes des feuilles de noix de coco sont utilisées chacune séparément pour faire une ceinture pour la taille afin de couvrir les parties honteuses. Les autres restent nues (6). Par cette tenue, nous accueillons ces étrangers de façon cérémonielle. Espérons qu’ils le comprennent, car nous ne faisons pas cela pour tous les navires.
L’un de nos prêtres, reconnaissable à son énorme chevelure hérissée en rayons, offrit à l’un des officiers du bateau sa feuille de fē’i en tant que rameau de paix, un petit cochon et un régime de bananes. En échange, il reçut des coiffes bizarres en tissu, que l’homme blanc appelle tāupo'o (bonnet), ainsi que des pièces de tissu, régulières et tissées, que l’on
appellera tāhei (mouchoir), mais dont il faudrait assembler une grande quantité pour en faire un pāreu digne de ce nom. Nous recevons aussi des tipi, petits couteaux plus tranchants que la nacre, dont la lame est toujours de cette matériau gris qui nous fascine (7).
Bonne réciprocité
Nos pirogues étaient chargées de cocos, de bananes, de vī (8) et de tous les fruits qu’on trouve si aisément en cette saison d’abondance.
Nous connaissons nos eaux ; à l’est nous naviguons jusque dans les terres des grandes statues, Rapa Nui (9) et plus loin encore jusqu’à celles des pyramides montagneuses ; au nord jusque dans la terre des volcans, la nouvelle Havaii (10) ; à l’ouest jusque chez nos cousins de Aotearoa (11), en passant par Amoa, Tonga, Rarotonga, Raromatai (12). Nulle part nous n’avons jamais croisé de tels navires. C’est donc qu’ils viennent de plus loin…ou qu’ils sont des dieux. Dans ces deux cas, ces offrandes seront appréciées.
L’homme blanc sur le bateau sans balancier tient à donner en retour pour chaque panier de fruit un présent. Il procède donc à un don contre-don, comme celui de nos îles, même pour de si petites choses. C’est un geste que nous apprécions. En retour, nous le faisons allié, taio, notre ami cérémoniel.
Nous avions précisé, même aux plus méfiants, qu’aucune arme ne devait être apportée dans les pirogues. Le souvenir du bateau de Matavai (13), dont les couleurs n’étaient pas les mêmes, arrivé il y a quelques lunes et qui a envoyé le feu sur nos frères, faisant des dizaines de morts, ne doit pas être reproduit. Espérons d’ailleurs que tout se passera bien avec ces nouveaux navires. En cette première matinée de contact, nous avons d’ailleurs caché nos filles et nos vahine.
L’offrande du tapa blanc
En revanche, l’après-midi, je fis envoyer ma fille, à peine âgée de 16 ans, avec mon ami Ahutoru.
Elle avait revêtu un pagne de tapa blanc et un turban. De noble sang, elle a la peau très claire, ce qui semble fasciner les hommes à peau blanche. Son torse était dévêtu, signe évident qu’elle était porteuse du ra’a, le pouvoir sacré. Le plus gros bateau (14) naviguait trop vite. Sa pirogue à voile rejoignit donc le plus petit (15). Un des marins jeta à Ahutoru, qui se tenait à l’avant de la pirogue, un filin, d’une autre fibre que nos propres cordes. Il la saisit et avec sa force incroyable et tira sa pirogue contre le navire. D’une rare souplesse, il escalada le bateau en s’aidant des bouts et des chaînes. Cela ne m’étonne pas, lui qui grimpe au cocotier le plus rapidement, qui chasse le pua’a sauvage (16) en courant dans les montagnes avec sa lance et rame plus fort que les autres ! Il offrit sa feuille de fē’i en guise d’amitié. Elle fut acceptée avec respect.
Premier contact
Ahutoru me raconta ensuite qu’il avait demandé aux étrangers s’ils venaient depuis le soleil de l’est, ils répondirent par l’affirmative. Il donna son tapa blanc à un des étrangers, le plus grand par la taille (17), car à Tahiti, les ari’i (18) sont souvent d’une grande taille. Il reçut en retour une chemise, un pantalon, un maillot de corps et un chapeau. Dans les îles de la Société, être coiffé était signe d’un statut particulier. Heureusement que Ahutoru est ari’i.
Il demanda s’il pouvait passer la nuit à bord. Cela lui fut accordé. Intrépide Ahutoru ! Au souper, un des marins braqua un mousquet sur lui. Il savait déjà que ces bâtons crachaient la mort, mais fut néanmoins très impressionné.
Les comètes des dieux
Quand le soir est tombé, comme la veille, nous avons allumé tout le long de la côte des petits feux, y compris ceux des îlots sur les récifs, en faisant brûler des noix de ti'a'iri (19) sans leur coque, dans des calebasses. Ces signaux lumineux servent à nos propres pirogues pour la sûreté de leur navigation de nuit et pour les pêcheurs. Ils sont entretenus par les manahune (20). Ont-ils compris, sur le vaisseau, que nous souhaitions leur signaler la présence des côtes pour leur sécurité, tandis qu’ils tirent des bords toute la nuit ?
En retour, deux éclairs de feu jaillirent de l’embarcation où Ahutoru était resté. Est-il en danger ? Dans nos îles, les comètes sont les esprits incandescents des dieux et annoncent des événements graves. Ahutoru me raconta combien il eut peur et en même temps regarda ces hommes avec un regard nouveau. Etaient-ils des dieux ?
Ces clous plus durs que le aito
Le matin du 2e jour (21), nous demandâmes à nos villageois de prendre leurs pirogues et d’aller échanger fruits et rafraîchissements contre du fer et des pendants d’oreille. Leur fer qui se présente comme une brindille épaisse d’aito (22), qu’ils appellent clou, est plus dur que le plus dur de nos rocs. Nous devons en avoir le plus possible : ses usages à venir me semblent infinis. Mes guerriers demandent aux marins s’ils ont des femmes. Ces derniers répondent par la négative. Ils n’ont pas de femmes à bord, mais ils voyagent avec des hommes à la peau noire (23), qui paraissent de condition inférieure.
Je n’ai toujours pas la réponse à ma question : sont-ils des dieux ? Leur comportement est exemplaire, ils se comportent en taio. Or, nous avons besoin d’alliés puissants. Nos vahine sont si pures et si belles. Elles seront demain matin sur chaque pirogue.
Le troisième matin (24), les barques des étrangers, comme des noix de coco sur l’eau avec des rames, qui sondaient la côte du sud au nord, ont repéré un mouillage dans notre baie de Hitia’a.
Hitia’a, principal site pour le culte de ’Oro sur la côte est de Tahiti Nui. Hitia’a, dont notre chef des ’arioi, aime à psalmodier :
De Vai-o-va’o jusqu’à ’Ea’ea,
Hitia’a est la terre
Les montagnes au-dessus sont Te Vaitohi, Mauru et Tahoutira
Le lieu de rassemblement est Te ’Iri’iri
La pointe vers la mer est Pape-he’e
Les rivières sont Manini-haorea et Maha-te-ao
Les marae sont Hitia’a et Taputapueatea
Te Ri’itua est leur chef
La maison des ’arioi est Pereue,
Le guerrier ’arioi est Maro’ura
L’école de la connaissance est Maha-te-ao
Hitia’a est une terre d’énigmes…
Notes
1. Nathan Wachtel, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570), 1992. Périlleux, mais admirable exercice, qui permet de mieux se rendre compte de ce qu’ont ressenti les “explorés”, non plus seulement des explorateurs.
2. Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du roi La Boudeuse et la Flûte l’Etoile en 1766, 1767, 1768 et 1769. Paris, 1771. Vous retrouverez la publication complète du récit de Bougainville sur le site internet gallica.bnf.fr
3. Le 4 avril 1768
4. Magellan à Puka Puka le 24 janvier 1521 ; Lemaire et Schouten à Ahe ou Manihi en avril 1616 ; Roggeveen à Rangiroa, Manihi, Takapoto, en mai 1722, Byron à Tepoto nord en juin 1765
5. feuille de banane plantain
6. Orsmond, « The ’Arioi War », transcrit par Filihia, 12 ; cité par Anne Salmond, L’Île de Vénus. Les Européens découvrent Tahiti, traduit de l’anglais par J.-p. Durix, Au Vent des Îles,
Papeete, 2012, p. 109-128.
Un livre d’une exceptionnelle érudition qu’il convient d’avoir dans sa bibliothèque et sans lequel nous n’aurions pu rédiger cet article.
7. le fer / 8. pomme cythère
9. Île de Pâques pour les Européens
10. Hawaii (USA)
11. Nouvelle-Zélande
12. Respectivement : Samoa, Tonga, Îles Cook, Îles-sous-le-Vent de l’Archipel de la Société (ouest de la Polynésie française)
13. Le HMS Dolphin de Samuel Wallis, arrivé à Tahiti le 17 juin 1767, en baie de Matavai.
14. Frégate La Boudeuse
15. L’Etoile
16. cochon sauvage
17 Le sous-officier La Fontaine
18. chefs, princes, seigneurs
19. bancoulier
20. hommes et femmes de classe inférieure dans l’ancienne société tahitienne
21. le 5 avril 1768
22. bois de fer
23. Des esclaves d’origine africaine étaient à bord des deux navires.
24. Le 6 avril 1768
25. Teuira Henry, Tahiti aux temps anciens, p. 70-71
InstanTANE #1