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Rencontre avec un pêcheur traditionnel de Tubuai

Le rouge vif de la coque vient heurter l’immensité bleue, celle d’un poti marara entièrement fait main, made in Tubuai, artisanal de la coque jusqu’au moteur. Le pêcheur accompagne en douceur la trajectoire de son bateau hors de la remorque. Titaha Temarohirani est l’un des derniers détenteurs d’une technique ancestrale et unique à Tubuai : le tutae fe’e, la pêche à l’encre de poulpe. Bien plus qu’une pratique, c’est tout un esprit d’antan que Titaha transmet avec subtilité.


© Texte & photos : Doris Ramseyer



Départ sur l’eau

Le bateau s’éloigne des côtes et l’île rapetisse toujours plus sur l’horizon, dévoilant le contour de ses crêtes. Voilà l’Homme Couché, ou la Femme Couchée, comme d’autres l’appellent ! s’exclame Titaha. De son doigt tendu, le pêcheur désigne la base de la tête, monte vers le front, suit le creux oculaire, le nez, la bouche, le cou, puis l’abdomen.

L’île ressemble à un géant endormi. Où ses habitants seraient des lilliputiens, veillant à ne pas le réveiller. Travaillant la terre de ses flancs avec reconnaissance. Une terre nourricière, riche, abondante. Pour Titaha et les habitant de l’île, c’est Tupuaʻi.


L’île ressemble à un géant endormi

La veille, il a plu. Les brumes qui troublaient l’atmosphère se dissolvent, et le lagon éclate de camaïeux turquoise. Titaha est heureux

de partir en mer, ravi de partager son savoir. Les autres l’appellent « la mémoire de l’île ».


Le moteur fait un bruit assourdissant. C’est lui qui prend la parole et emplit l’espace, au détriment des nôtres. Nous traversons tout le lagon. À certains endroits, il atteint cinq kilomètres de large. Titaha s’arrête devant la passe au sud de l’île. Son ancre - elle aussi issue de matériaux de récupération - se déploie dans les airs avant de s’enfoncer dans le sable. Clapotis des vagues contre la coque. Brise saline qui balaie nos visages. Caresse du soleil sur nos peaux. Paix de l’âme sur cet étendue d’eau et de vent.



Titaha est appelé « la mémoire de l’île » : il connaît de nombreuses légendes sur Tubuai, qu’il est ravi de partager.
Titaha est appelé « la mémoire de l’île » : il connaît de nombreuses légendes sur Tubuai, qu’il est ravi de partager.

Pêche ancestrale

De sa paume, le pêcheur tambourine contre la coque du bateau afin d’attirer les poissons. Ses mains rugueuses témoignent d’une vie passée en plein air. Titaha a 80 ans. Il se souvient : avant, on pratiquait la pêche aux cailloux. Toute la population se retrouvait et encerclait les poissons avec des palmes de cocotiers, frappait l’eau avec des pierres pour les effrayer, avant de les capturer. Cela

s’est perdu, et maintenant c’est chacun pour soi, constate le pêcheur.


Il raconte aussi que durant les quatre derniers mois de l’année, de septembre à décembre, des milliers de poissons arrivent au bord du récif, menés par un chef. Les pêcheurs d’avant recherchaient plus spécialement un groupe conduit par une pieuvre, car celle-ci s’arrête si elle détecte des chasseurs, et les poissons se mettent alors à tournoyer autour d’elle de façon caractéristique. C’était le moment propice pour les capturer, en construisant des enclos en pierres. Les habitants pouvaient alors les attraper selon leurs besoins, avec un harpon construit en racine de bois de fer, l’aito, taillé avec un embout pointu.


Avant, on pratiquait la pêche aux cailloux

Titaha a connu la vie d’antan, avec ses pratiques traditionnelles et ses légendes ; une vie parfois âpre, et heureuse aussi.
Titaha a connu la vie d’antan, avec ses pratiques traditionnelles et ses légendes ; une vie parfois âpre, et heureuse aussi.

Titaha prépare son matériel. Noue le fil de nylon autour

de ses hameçons éraillés. Ouvre le bocal contenant l’appât ancestral. En détache de petits morceaux qu’il fixe sur ses hameçons. Le vieil homme explique que le tutae fe’e est réalisé à base de taro. Les tubercules sont pelés, cuits, et écrasés, puis fermentent jusqu’au lendemain matin : c’est le pōpoi. Cette bouillie épaisse est ensuite mélangée à l’encre de pieuvre, le fe’e. La pâte ainsi obtenue est mise à sécher pendant quatre jours environ (plus ou moins selon l’ensoleillement). Le pêcheur façonne alors une boule de forme allongée qu’il enduit de monoï. Le tutae fe’e se conserve des années ! Cette pâte-là a déjà deux ans, explique

l’ancien, qui poursuit, en riant : tutae fe’e, ça veut dire « crotte de la pieuvre » ! Indubitablement, l’aspect de cet appât noir, allongé et luisant, évoque celui de fèces.


Étonnement, l’odeur est tout sauf nauséabonde : le tutae fe’e ne dégage qu’un léger fumet marin. Il provient de l’encre de poulpe, récolté précautionneusement depuis la poche de l’animal. Afin de mieux le conserver, le précieux liquide noir est mélangé avec de l’eau de mer et mis à chauffer dans une casserole, avant d’être déversé dans une bouteille.


L’appât au tutae fe’e est composé de taro (pōpoi) et d’encre de poulpe.
L’appât au tutae fe’e est composé de taro (pōpoi) et d’encre de poulpe.

D’un geste ample, Titaha jette à l’eau des épluchures avariées de taro. Ce type d’amorce fait partie de la pêche au tutae fe’e. Voici le système de Tubuai. C’est la seule île où le poisson mord avec cet appât ! J’ai voyagé plus loin, et j’ai testé le tutae

fe’e dans d’autres mers.


En Nouvelle Calédonie, en Australie, aux îles Fidji, en Nouvelle Zélande : rien.


À Raiatea : rien. Et même dans les îles Australes :

rien à Raivavae, rien à Rimatara. Ça ne mord

qu’ici ! précise solennellement le pêcheur.




Légende de la pieuvre

De sa voix devenue un peu rocailleuse avec l’âge, l’ancien reprend : si ça ne mord qu’ici avec le tutae fe’e, c’est parce que le Mont Taita’a ressemble à la tête d’une pieuvre ! Le moment est venu pour lui de relater la légende de son île, telle que son grand-père la lui a contée quand il était enfant.


Tout part d’une pieuvre, avançant avec grâce dans le vaste océan de Polynésie. Elle est poursuivie par des milliers de poissons, volumineuse traîne argentée frayant dans l’eau d’un bleu profond. La pieuvre nage longtemps, et finit par s’échouer sur un banc de sable. Agacée par la horde de poissons qui la talonne, elle projette un vaste nuage d’encre, et la mer devient toute noire. Désorientés, ses assaillants perdent sa trace. La pieuvre s’échappe, et reprend son voyage vers une eau plus fraîche, où elle s’arrête et relâche. Mais les poissons finissent par la retrouver, son odeur l’a trahie. Ils aperçoivent les tentacules émergées : voraces, ils dévorent tous les bras du mollusque. Seule sa tête subsiste : elle forme désormais le sommet de Tubuai, le mont Taita’a. C’est l’île de Tupurai reprend Titaha, c’est son vrai nom, qui signifie « tout pousse de la terre vers le ciel ». Les plantes, mais aussi les hommes et les animaux.


Titaha prépare sa ligne de pêche.
Titaha prépare sa ligne de pêche.

J’ai grandi dans la brousse avec mes grands-parents. On circulait à cheval et ils me racontaient les légendes de l’île. Ils me disaient de ne pas oublier, de bien enregistrer. Bouche vers l’oreille, et oreille vers la bouche ! Ils lèguent aussi au jeune garçon les histoires des marae de l’île, y compris les plus secrètes. Légendes que Titaha a consignées dans un carnet, afin que subsiste la mémoire de l’île. Car un jour il s’en ira, comme son épouse il y a deux ans, comme l’un de ses treize enfants il y a longtemps.




Héritage familial

La ligne tire. D’un geste sec, Titaha ferre le poisson, et hop, le ramène à bord. Il sourit. C’est un beau perroquet à la robe marron. Le vieil homme décroche sa prise, l’envoie au fond de l’embarcation, et reprend les différentes étapes de la pêche au tutae fe’e. Le fil passe sur son index, servant de relais et de signal si le poisson mord. Avant le fil était végétal, on utilisait les fibres d’une plante, le manira, que l’on tapait et écrasait ; les fibres étaient ensuite tressées. Maintenant, c’est du nylon, c’est plus facile, c’est l’évolution ! conclut le pêcheur en riant. Avec le tutae fe’e, on attrape toutes sortes de poissons ! Des manini (chirurgiens), des maito (autre type de chirurgiens), même des ume (nason), des ature (chinchards), des petites loches, mais surtout des perroquets, des bleus et des marrons ! précise Titaha. On entend des frétillements autour du bateau : c’est un mérou qui vient de mordre.


Titaha dépose un peu de tutae fe’e sur son hameçon.
Titaha dépose un peu de tutae fe’e sur son hameçon.

Moins d’une dizaine de familles pratiquent encore cette pêche sur l’île de Tubuai. Les jeunes d’aujourd’hui pêchent au filet, ou avec le fusil sous-marin, c’est plus simple. Avant, on pêchait au tutae fe’e à la ligne depuis la pirogue, surtout à la saison froide, de mai à octobre, explique Titaha. Cette technique lui vient de son père et de ses grands-parents, qui eux-mêmes la tenaient de leurs parents, et plus loin encore… Titaha est né à Tubuai, mais quitte son île à l’âge de six ans, pour vivre chez sa tante à Tahiti.



La pêche au tutae fe’e ne fonctionne qu’à Tubuai.
La pêche au tutae fe’e ne fonctionne qu’à Tubuai.

La vie y est dure. Chaque jour, il parcourt des kilomètres à pied jusqu’à son école, travaille pendant ses moments de libre pour payer ses frais de scolarité, et de retour à la maison, subit les colères alcooliques du mari de sa tante. Alors à 11 ans, le garçon s’enfuit. Le bateau entre Tahiti et les îles Australes ne circulait que trois fois par an à l’époque, c’était compliqué ! Je suis resté caché pendant trois jours sur le bateau, sans boire ni manger.


Et je suis arrivé à Tubuai. Plus de scolarité pour le jeune garçon, mais la liberté retrouvée. Il exerce différentes activités et métiers, et plus tard fonde une grande famille. Le vieil homme poursuit : je suis bien ici à Tubuai.


Il est actuellement pêcheur traditionnel, apiculteur, se nourrit des produits de son faa’apu, et raconte les légendes des marae aux visiteurs. Une vie simple et sereine.


À bord : boîte contenant le tutae fe’e, matériel de pêche, épluchures moisies de taro… et les poissons capturés.
À bord : boîte contenant le tutae fe’e, matériel de pêche, épluchures moisies de taro… et les poissons capturés.

Aventures de mer

Nous partons pêcher un peu plus loin dans le lagon. L’ancien prépare une autre ligne, et nous raconte alors l’une de ses plus incroyables aventures. Il y a plusieurs dizaines d’années, Titaha part pêcher au large. Son bateau est en bois, il heurte un objet flottant, coule, l’homme est à l’eau. Il est 9h du matin, et Titaha se met à nager. Toute la journée, toute la nuit, il avance en direction de l’île. Le lendemain à l’aube, il parvient jusqu’à un motu. J’ai creusé un trou dans le sable avec des herbes au fond pour me réchauffer.

Il se repose, puis retourne à l’eau, et nage encore plus de deux heures jusqu’à l’île principale. Titaha est accueilli par sa famille qui était partie à sa recherche, par les habitants de l’île, et par les gendarmes qui lui demandent si son bateau était aux normes, et qui veulent le conduire au centre de santé. Le naufragé refuse, et rentre chez lui pour y dormir tout son soûl. Une semaine après, son bateau s’échoue sur les côtes de l’île, détruit, à l’inverse de son capitaine. Les requins n’ont pas voulu de moi ! plaisante Titaha. Il

reprend sa pêche. Tape contre la coque de son bateau. Attrape un autre perroquet. Le vent s’est levé, le lagon est strié de moutons d’écume : c’est l’heure de rentrer.


Titaha relève l’ancre, enclenche le moteur. La proue fend les vagues, elles ricochent contre le flanc tribord et nous éclaboussent ; les rafales accentuent la sensation de froid. Titaha reste stoïque, droit dans le vent, debout face aux vagues. Il traverse la mer comme il a toujours traversé la vie.


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