Depuis environ dix ans, l’île vanille diffuse discrètement des saveurs enivrantes. À Taha’a, si on flaire le goût du rhum, on savoure aussi celui du gin et, bientôt, d’autres spiritueux, très fins en bouche. Baigné depuis plus de 15 ans dans cet univers précieux, l’artisan Olivier Duret enchante les papilles avec sa récente marque Va’eva’e. De la culture de la canne à l’élaboration des mélanges, l’homme se réjouit d’une production 100 % locale et bio.
Texte : Gaëlle Poyade - Photos : Jean-Marie Gravot
Tout commence autour d’une partie de poker entre copains. Tout en jouant, Olivier et ses acolytes déplorent l’absence de bons alcools forts polynésiens. Employé dans le groupe Brapac, Olivier crée alors, pour le compte de la distillerie Avatea, les bases du rhum Mana’o. « En 2015, Mana’o était le premier rhum agricole bio au monde ! », rappelle-t-il avec fierté. En 2023, le quadragénaire invente une gamme « sans complexe », c’est-à-dire guidée par ses envies personnelles : Va’eva’e (qui signifie « clair de lune ») décline rhums, gins et bientôt des eaux-de-vie ou encore des liqueurs de haute qualité. Avant la dégustation, allons croquer au champ un morceau de canne.
L’agriculture à la force du poignet
« Dans les années 2012 à 2014, une mission de recherche a permis d’identifier, sur Tahiti, douze variétés de cannes à sucre », explique le fondateur de Va’eVa’e qui en exploite quatre : la canne O Tahiti (lire en encadré), la canne roseau, la canne jaune et bien entendu la rouge, typiquement polynésienne, utilisée notamment dans la médecine traditionnelle du ra’au Tahiti.
Dans la vallée luxuriante de Utuone, ses parcelles couvrent quatre hectares. S’agrippant aux pentes, les tiges croissent malgré les terrains accidentés et fournissent quelque 150 tonnes par an. En raison de l’aléa du relief, quasiment tout est préparé à la main, du désherbage entre les plants à la coupe des tiges à la machette et à leur chargement dans le tracteur garé en surplomb.
Les champs de canne à sucre Va’eVa’e au fond de la baie de Utuone, à Taha’a.
Au début du XIXe SIÈCLE, les variétés les plus cultivées au monde sont polynésiennes
La boutique touristique est l’incontournable vitrine d’un travail artisanal de qualité.
La migration du « roseau à miel »
Originaire de Papouasie-Nouvelle-Guinée, la canne à sucre voyage au départ de l’Asie du Sud-Est vers l’actuelle Polynésie lors des migrations ancestrales. Ce « roseau à miel », tel que le qualifiaient les Égyptiens, tape dans l’oeil des premiers explorateurs européens, par comparaison avec les variétés antillaises. La plus connue demeure la O Tahiti, décrite en l’occurrence par le botaniste de Bougainville, Philibert Commerson lorsqu’il herborisa sur la Nouvelle-Cythère. Embarquée sur le navire La Boudeuse pour un tour du monde, la canne à sucre relâche à l’île de La Réunion, d’où elle repart sous le nom de canne Bourbon. « Au début du XIXe siècle, les variétés les plus cultivées au monde sont polynésiennes », affirme Olivier Duret.
Rapportées dans l’atelier de fabrication, à Tapu’amu, les cannes sont pressées le jour même. Additionné de levure, le jus fermente et, au bout de quatre jours, le vesou s’élève à 8 degrés d’alcool ; il est alors expédié chez un prestataire en attendant l’installation prochaine d’un alambic de 2 400 litres qui permettra de procéder sur place à toutes les étapes de distillation, du brouillis à la bonne chauffe.
« Actuellement, je réalise moi-même la distillation intégrale de modestes quantités d’alcool pour la confection de liqueurs, par exemple, ainsi que la dernière étape de distillation des gins jusqu’à leur assemblage », précise le transformateur.
Ces distillations à petite échelle sont effectuées dans le ventre de Jacky. C’est ainsi qu’Olivier a surnommé l’alambic centenaire, entièrement en cuivre, d’une contenance de 60 litres. « Cet alambic-pirate, je l’ai acheté à un papy de la Presqu’île qui fabriquait son propre alcool à base notamment de goyaves. Ébranlé par un cancer et parce qu’on avait bien sympathisé durant au moins deux ans, il me l’a vendu à la condition expresse de le faire fonctionner. Promesse tenue. Le papy n’est plus, mais l’alambic Jacky bouillonne encore de vie. »
L’équipe masculine, aux champs, et l’équipe féminine, à la boutique-rhumerie, sont l’une des forces de l’unité artisanale Va’eva’e.
Pourquoi du gin ?
« En 2017, avec Jimmy Petit, le tenancier de L’Ivresse, le bar à vins de Pape’ete, j’ai fait un tour de France des distilleries », raconte Olivier Duret. « 14 distilleries et 5 000 kilomètres plus loin, j’ai eu un déclic. Dans les Charentes, le pays du cognac, nous avons goûté du whisky, du gin et même du pastis ! En Alsace, à Obernai, nous avons rencontré un distillateur de citrons cédrats, pourtant l’agrume n’y pousse pas. Pourquoi, nous, en Polynésie, riche d’un panel de plantes formidables, serions-nous enfermés dans le carcan exclusif du rhum ? » Sachant que le gin est constitué d’un alcool blanc d’origine agricole, peu importe lequel, associé à des baies de genièvre, l’alchimiste fantaisiste teste différentes recettes. Finalement, c’est un distillat de concombre qui, à sa grande surprise, est la base de sa recette de gin !
Certification bio : un bouclier anticritique
Cerise sur le gâteau, la marque Va’eva’e est bio et labellisée à l’échelle européenne. « J’y tiens par souci de transparence », confie son fondateur, « et pour ne plus avoir à répondre à des critiques infondées. Constituer un tel dossier de 150 pages, et en anglais ! oblige à atteindre l’excellence ». Bio, Olivier l’est, et logique aussi. Hormis le genièvre qui ne pousse hélas pas sous les tropiques, tous ses ingrédients sortent de ses parcelles. Sur près de 4 hectares, sont cultivés agrumes, plantes aromatiques, curcuma, vanille, cacao, gingembre, etc. et, bien entendu, divers légumes. De quoi donner vie au rêve de servir, dans les grands hôtels, un cocktail Mai Tai à l’origine entièrement polynésienne.
Une tonne de canne à sucre produit 600 litres de jus de canne.
Le rhum polynésien : vers un nouveau départ
Afin de fournir le marché local en sucre, le protectorat français attribua des terres aux colons dans le but d’y planter de la canne à sucre. Dès 1820, l’ouverture des premières sucreries s’accompagna de la fabrication d’un alcool de base, à partir de mélasse distillée, coproduit du sucre et ingrédient d’un rhum qualifié d’industriel. Employé comme désinfectant médical ou comme gnôle tout-venant, ce rhum serait, selon Pierre Loti, le pire du monde !
Dans le courant des années 1960, quand Atimaono, l’ultime sucrerie située à Papara, ferme, les cultures de canne périclitent et les rhumeries concurrentes se mettent à importer de la mélasse. « Jusqu’à peu, le rhum avait une réputation de mauvais alcool, d’alcool du pauvre, à l’instar du komo », évoque Olivier Duret qui entend bien participer à l’histoire du rhum agricole, à base de jus de canne, et lui offrir ses marques de prestige.