Miconia calvescens, vous le connaissez tous. À Tahiti, il est surnommé le "cancer vert". Cette espèce calamiteuse pour les plantes endémiques du fenua a envahi les montagnes comme les fonds de vallée. Quelle solution sinon celle de l'arrachage bénévole ? Pourquoi ne pas envisager une mise en valeur économique ? Inspiration avec le bio-béton inventé au Royaume-uni.
"Le matériau peut imiter la texture naturelle de la pierre."
Collection de carreaux d'Irène Roca Moracia et Brigitte Kock fabriqué à partir d'espèces invasives.
Cette espèce de plante arbre originaire du Mexique et d'Amérique centrale est en effet devenue à Tahiti « un des cas les plus spectaculaires et catastrophiques d'invasion biologique d'une plante introduite dans un écosystème insulaire tropical » pour reprendre les termes des spécialistes des espèces envahissantes (GSEE). Le miconia figure en effet parmi les « Cent espèces envahissantes parmi les plus nuisibles du monde », selon la liste établie par le GSEE et la Commission de la sauvegarde des espèces (CSE) de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
Ça, c’est pour le constat. Et après ? Même les grandes campagnes d’arrachage, organisée par le Territoire et les communes, appartiennent au passé (2014 à Tahiti, selon les archives de la presse écrite). Seule l’armée française, via le RSMA et très souvent sans pub, réalise quelques campagnes d’arrachage, dans le cadre des sorties encadrées des jeunes recrutés.
Il est certain que le travail est harassant, que retirer les grands arbres ne suffit pas à sauver les autres plantes : il faut aussi se mettre à genou, retirer les petites pousses avec la racine. Nettoyer 1m2 prend facilement 20 minutes. Le miconia a envahi des hectares. La première solution serait d’arriver à mobiliser les 290 000 habitants des îles polynésiennes et de leur faire prendre en charge, chacun, 1 m2… Mis à part un défi pour le Guinness book des records, c’est peine perdue.
L’autre solution est peut-être économique : imaginez, comme l’ont fait Irene Roca Moracia et Brigitte Kock, des dalles de carrelage en miconia…
Envahissant utile ?
Ces deux diplômées de Central Saint Martins (Royaume-Uni) Brigitte Kock et Irene Roca Moracia ont collaboré pour créer des carreaux semblables à du béton qui donnent une nouvelle valeur "économique et écologique" aux espèces envahissantes. Le matériau des carreaux, que les chercheuses appellent le bio-béton, est fait de renouée du Japon, plante envahissante qui n’a guère à envier au miconia et de carapaces d'écrevisses signalées américaines, crustacé décapode d'eau douce originaire de la côte est des États-Unis qui a su s'adapter rapidement à ses nouveaux milieux, mais a largement contribué à la régression ou disparition des espèces autochtones, sans parler de la dégradation des habitats qu’elle occupe.
Gros plan sur la texture d'une dalle de bio-béton fabriquée à partir d'espèces envahissantes.
Ces deux espèces invasives comme il y en a tant font partie des espèces non indigènes qui causent le plus de dommages écologiques et économiques au Royaume-Uni, comme le miconia au fenua. En leur donnant de la valeur, Kock et Moracia espèrent inciter à leur élimination et contribuer à restaurer la biodiversité locale. Pour les deux chercheuses, il ne s’agit pas de « créer une nouvelle industrie autour de ce produit mais relocaliser les déchets que le système actuel produit ».
Le projet a été commandé dans le cadre du programme d'études supérieures Maison/0 par le groupe LVMH, dans le but de développer une alternative durable aux matériaux de construction actuels qui pourrait être utilisée dans les intérieurs des magasins de luxe.
Kock et Moracia ont décidé de faire d’une pierre deux coups et, à partir de ces espèces invasives, cibler le béton, un grand coupable des émissions de carbone, en créant un substitut qui soit activement bénéfique.
Cette couleur bordeaux foncée est créée naturellement par le processus de durcissement
Une technique antique
Kock et Moracia ont pu se procurer les deux espèces auprès d'entreprises spécialisées dans l'enlèvement, avant de les combiner en utilisant une recette basée sur le béton de cendres volcaniques mis au point par les Romains. "La renouée, qui est incinérée après avoir été enlevée, sert de liant à la cendre, tandis que des coquilles d'écrevisses pulvérisées sont utilisées comme agrégat à la place des roches ou du sable traditionnels, car ceux-ci peuvent contenir du carbone fossilisé. » Combinés avec de l'eau et de la gélatine, ces ingrédients créent un matériau solide et homogène qui durcit sans qu'il soit nécessaire d'ajouter de la chaleur ou des colorants synthétiques
"Nous avons joué avec les pourcentages et les ratios pour obtenir des résultats vraiment probants", explique Mme Moracia. "Les couleurs et les textures finales dépendent du temps de durcissement et des réactions chimiques de l'agrégat avec le liant et l'eau".
En ajustant ces variables, le matériau peut prendre une gamme de finitions différentes pour reproduire le béton brut ou les délicates veines de la pierre ou du marbre. Ses couleurs varient d'un vert menthe pâle, créé par la cuisson de la carapace d'écrevisse, à une couleur bordeaux profonde qui se développe au cours du processus de durcissement lorsque des morceaux de racine de renouée brute sont ajoutés à la cendre. Ce « bio-béton » a une texture brute et poreuse. L'ajout de morceaux de racines brutes façonne une texture marbrée. Le matériau peut être coulé dans n'importe quelle forme.
Reste à adapter les réglementations en matière de construction et les règles relatives à l'élimination des espèces envahissantes devant être modifiées pour permettre une utilisation commerciale. Mais cela permet d’envisager une utilisation économique d’une espèce envahissante et ainsi créer un regain d’intérêt pour relancer les campagne d’arrachage de cette peste verte qu’est le miconia.
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Dossier à retrouver dans votre magazine Investir à Tahiti #8 - juin 2021