Anthony et Toanui, protecteurs des baleines
© Textes et photos : Virginie Gillet
En décembre 2017, Charlotte Esposito, jeune scientifique spécialisée en biologie marine et plus précisément en cétologie, branche de la zoologie consacrée aux cétacés, créait en Polynésie l’association Océania dédiée à l’étude et à la protection de ces merveilleux animaux marins. Si elle la dirige toujours aujourd’hui, elle est désormais accompagnée dans ses missions par Anthony Lagant & Toanui Tulasne, qui interviennent tous deux à des niveaux différents, mais animés par la même passion.
Retour sur une belle aventure collective.
Au prime abord, Anthony et Toanui n’ont pas forcément beaucoup de points en commun… et pourtant.
Le premier, âgé de 49 ans, s’est installé en Polynésie en 2006 après y avoir séjourné à plusieurs reprises depuis son premier voyage en 1989. Né en région parisienne, il a toujours été inexplicablement attiré par la mer, au point d’envisager dès son plus jeune âge de devenir plongeur. Un rêve alimenté par les documentaires consacrés aux épopées du commandant Cousteau, qui ont bercé son enfance, ainsi que par l’impact du film « Le Grand Bleu » de Luc Besson, qu’il ira quand même voir douze fois au cinéma « malgré les très mauvaises critiques à Cannes » lors de sa sortie. Enrôlé volontaire à 17 ans dans la Marine nationale pour devenir nageur de combat, lui qui n’a jamais trouvé sa place à Paris, se rendra assez vite compte qu’il n’a pas davantage l’âme d’un guerrier : il quittera l’armée après 5 ans, non sans avoir engrangé de solides compétences en matière de plongée sous-marine mais surtout après avoir eu l’occasion de ses premiers extraordinaires voyages. C’est d’ailleurs du premier séjour qu’il effectuera en Polynésie dans ce contexte, à Moruroa où les essais nucléaires français ont toujours cours, qu’il tirera le véritable réveil de sa conscience écologique.
Ce qui se passait m’a beaucoup interpelé, même si on ne voyait rien parce que tout
était déjà sous-marin à l’époque », se souvient-il.
Sensible à la nature, il fera après son départ de l’armée de nombreuses rencontres avec des gens qui avaient une conscience écologique déjà fortement marquée et engagée. Devenu par la suite moniteur de plongée pour « éveiller les gens à l’environnement à travers la connaissance », il finira par s’installer sur l’île de Moorea, l’île de son cœur, où il exerce également le métier de caméraman indépendant.
Toanui Tulasne, lui, présente un tout autre parcours. Ce jeune homme de 24 ans, issu d’un couple mixte, papa métropolitain et maman tahitienne, est né en France où il a passé les trois premières années de sa vie avant de revenir s’installer en famille sur l’île de Moorea. Titulaire d’un bac pro menuiserie, il avait dans un premier temps eu pour ambition de devenir maître-chien parachutiste de l’air. Mais son amour pour les animaux l’a finalement entraîné encore plus loin... C’est leur sensibilité qui a fini par réunir ces deux chemins de vie. Séduit par le dévouement, la personnalité et l’implication sans faille de Charlotte Esposito (qui ne s’est pas rémunérée pendant plus d’un an afin de se mettre au service de son association), Anthony a décidé de la rejoindre au sein d’Océnia, dont il est devenu le président il y a peu. Quant à Toanui, sa rencontre avec Océania lui a « ouvert les yeux sur notre société de consommation ». Ce qui a généré chez lui rien moins qu’un choix radical de changement de mode de vie. Depuis le 15 juillet 2019, après avoir reçu une formation dispensée par l’association, il est devenu MMO (l’acronyme anglais pour observateur de mammifères marins), un travail saisonnier rémunéré que sa compagne a également fait le choix d’embrasser.
Quels sont concrètement les objectifs et les actions menées par l’association Océania ?
Anthony : «Il faut d’abord savoir que parmi les premiers dangers qui menacent les cétacés, et les baleines en particulier, il y a les collisions avec les bateaux. L’association s’est donc immédiatement attelée à la mise en œuvre d’un projet baptisé Vigie sanctuaire, un plan de surveillance qui vise à comprendre les phénomènes de collisions pour mieux les prévenir.
Lancé en juillet 2018, ce plan essentiellement organisé entre Tahiti et Moorea (là où la fréquentation génère les risques les plus importants en matière de collisions), avec les bateaux partenaires des compagnies maritimes Aremiti et Terevau, a émis 90 codes rouges (des alertes collisions) sur environ 500 observations de cétacés réalisées jusqu’à la fin de la saison.
Un chiffre qui a matérialisé la nécessité de maintenir une surveillance particulière et nous a incités à renouveler le projet en 2019. Mais l’association a aussi plusieurs autres buts et thématiques, comme par exemple la collecte de données afin d’établir des statistiques. Ces données servent de bases à des recherches scientifiques, pour lesquelles nous travaillons en partenariat avec le CRIOBE (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement, implanté à Moorea, qui est notamment l’un des plus éminents laboratoires français en matière d’étude des écosystèmes coralliens, NDLR), mais aussi avec des bénévoles. Nous avons également une vocation éducative à travers la formation des jeunes issus des quartiers prioritaires afin qu’ils deviennent MMO et soient rémunérés pour cela. Et nous voulons être enfin un lien entre la science et le grand public grâce à l’organisation de conférences, d’événements ou encore d’interventions dans les écoles. Nous partons du principe que « mieux connaître, c’est mieux protéger ». Pour l’instant, nos différentes actions sont essentiellement concentrées sur Moorea, mais à terme nous voudrions intervenir aussi dans les autres archipels.»
Quelle est la situation « globale » des cétacés au Fenua ?
Anthony : «Il existe 24 espèces de cétacés répertoriées dans les eaux polynésiennes mais en réalité 16 d’entre elles y sont rencontrées de manière fréquente. Pour certaines, c’est beaucoup plus anecdotique, comme les baleines bleues qui y ont déjà été vues ou les orques, dont la fréquentation est variable. Quelques spécimens seulement ont ainsi été vus cette année du côté de Bora Bora. En revanche, les baleines à bosse ou les dauphins spinner à long bec sont beaucoup plus présents. Ce qu’il faut savoir surtout à propos des premières, qui migrent chaque année dans nos eaux, c’est que d’après un statut émis par l’organisme international UCN, il n’existe que deux endroits dans le monde où elles sont en danger : l’Arabie Saoudite et le Pacifique Sud, alors que partout ailleurs elles ne relèvent que d’une « préoccupation mineure ». Pourquoi les baleines à bosse sont-elles en danger dans ces zones et notamment ici ? Nous ne savons pas pourquoi. Les cachalots le sont aussi, mais nous n’avons pas plus d’informations fiables pour l’expliquer. Quant aux autres espèces, nous ne disposons d’aucune donnée. C’est pourquoi il est très important d’étendre les études. Au vu de la taille de la zone et de sa tranquillité relative en termes de fréquentation humaine, la chasse pourrait être une des raisons, mais, si on ne peut l’écarter, elle ne doit pas être la seule. Le rallongement des migrations, lié au réchauffement climatique qui amène les populations de krill (des petites crevettes, NDLR), dont elles se nourrissent, à descendre désormais plus au sud, pourrait en être une autre.»
Quel bilan dressez-vous de la saison 2019 en Polynésie ?
Anthony : «D’après les données transmises uniquement par les MMO, nous avons recensé beaucoup moins d’individus que l’année dernière, environ la moitié de 2018, soit approximativement 300 observations. En revanche, sur le plan des collisions c’est très satisfaisant, car si un dauphin a été percuté cette année par le paquebot de croisière Paul Gauguin, une petite femelle bien identifiée à Rangiroa, et si nous avons repéré d’autres spécimens de la même espèce porteurs de marques d’hélices, nous n’avons pas constaté de collisions avec des baleines sur 2018 et 2019. Alors que précédemment, nous avions eu l’occasion d’enregistrer une collision entre l’Aremiti Ferry et un baleineau et une collision entre le Terevau et un globicéphale.»
Toanui, quel est ton rôle justement en temps que MMO embarqué à bord de ces bateaux ?
Toanui : «Nous faisons toutes les traversées de la journée, toute la semaine du lundi au dimanche durant la saison, sur les navettes Aremiti et Terevau assurant la traversée entre Tahiti et Moorea. Nous sommes assis à côté des capitaines avec lesquels ça se passe super bien car ils ont tous compris que nous n’étions pas là pour leur expliquer leur travail mais pour travailler avec eux. De toute façon, c’est aussi pour le bien de leur bateau ; ils n’ont pas du tout envie de percuter une baleine et sont même prêts à longer le récif pour cela. C’est un vrai partenariat : nous surveillons et quand nous leur signalons une présence ils procèdent aux manœuvres d’évitement. Depuis que nous intervenons à bord, nous avons remarqué que les marins aussi sont bien plus vigilants. Parfois, ils nous transmettent d’eux-mêmes des informations pour étoffer les données. Nous sommes également très régulièrement contactés par des prestataires nautiques, qui nous avertissent notamment de la présence d’animaux dans les passes et nous demandent de relayer les infos auprès des capitaines. Tout le monde peut d’ailleurs nous joindre pour cela au 89.53.77.90. Nous n’avons pas encore les chiffres définitifs de la saison 2019, mais l’an passé notre présence a donné lieu à une petite dizaine de manœuvres d’évitement.»
Vous travaillez également avec un réseau d’observateurs bénévoles, que vous avez même formés pour certains ; un réseau que vous voudriez renforcer ?
Anthony : «Effectivement et pour se faire nous sommes déjà les représentants ici pour le Pacifique d’une application à télécharger sur les téléphones baptisée OBSenMER, qui est en réalité une plateforme collaborative en ligne destinée à faciliter la saisie et l’analyse des observations en mer. Elle comporte trois niveaux d’observation et tout le monde peut y collecter des infos : même le fait de signaler qu’on n’a pas vu d’animaux est une information, qui peut s’avérer importante.
Le premier niveau est un simple signalement.
Le second niveau relève d’une veille attentive, ce qui signifie que tu sors spécialement, en mer ou sur terre, durant un minimum de 15 minutes, pour observer. Le troisième niveau en revanche est un niveau « expert » qui réclame un certain nombre de compétences. Nous proposons d’ailleurs à nos adhérents, qui sont environ au nombre de 150 aujourd’hui, une formation gratuite leur permettant d’accéder à ce 3e niveau. Toutes les données collectées sont vouées à établir des statistiques très importantes pour les recherches menées plus globalement.»
Quel message pour finir, à l’adresse des Polynésiens peut-être ?
Anthony : «Il y a une vraie prise de conscience qui est en train de se créer ici et même au niveau mondial, surtout dans les jeunes générations. Les gens ont envie de s’impliquer de plus en plus alors qu’il est largement temps de préserver. Quel que soit le niveau, un petit pas suivi d’un autre petit pas suffit pour avancer sur le chemin de la protection de l’environnement en général, mais plus nous serons nombreux à nous y mettre et mieux ce sera.»
Toanui : «Ici on est entourés d’eau, alors j’invite tout le monde à nous rejoindre pour le bien de la nature »
L’association Océania aimerait étendre ses actions à tout le sanctuaire polynésien et ses formations à tous les archipels, même si la mission paraît encore fort ambitieuse au vu de la surface concernée.