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Anaa. La Pêche au fugu, passion et tradition

Anaa est un atoll des Tuamotu dont le lagon est connu entre tous pour ses reflets verts qui montent parfois jusqu’au ciel. Ses habitants, descendants des fameux guerriers requins, les parata, sont d’habiles pêcheurs. Certains pratiquent une pêche peu connue et pourtant remarquable, la pêche au poisson globe. Ce poisson est célèbre en raison de son nom japonais : fugu et d’une toxine mortelle quand il est mal préparé. A Anaa, c’est un mets prisé des habitants de l’île.


Le lagon d’Anaa a fait sa réputation,. La beauté de ses eaux, aux innombrables nuances, est indéniable. La palette des couleurs évolue tout au long de la journée en fonction du temps et de la position du soleil. Parfois, elle tend au vert pâle qui se reflète dans les nuages et signale de très loin la position de l’île aux capitaines des goélettes.


Il n’y a pas de passe à Anaa, mais de très nombreux hōā, ces chenaux intermittents de faible profondeur allant de 20 à 50 centimètres sur le platier externe à 2 mètres sur le platier interne. Si les hommes et leurs imposants navires ne peuvent entrer dans le lagon à leur guise, les poissons, eux, vont et viennent selon leur cycle de reproduction et de vie respectif. Les habitants connaissent les moindres de leurs habitudes.

Le foie gras d’Anaa

Chaque famille a ses pêcheurs, son matériel, ses bateaux, ses habitudes, ses techniques : pêche au filet, au lancer, à la ligne, au pātia, au pūhi pūhi … « Je choisis en fonction de la saison, mais aussi en fonction de ce que je veux manger », indique Grégory Raveino. Son fare repose sur la plage, il va à la pêche tous les jours. Il insiste, comme tout habitant qui se respecte à Anaa : « Mon préféré, c’est quand même le fugu qu’on appelle ici le hue hue. » Le foie de ce poisson est même considéré comme le foie gras de l’île. « C’est vraiment le numéro 1 ! » L’avis est unanime. La chair, délicate, réjouit petits et grands. Les pêcheurs le traquent à la saison « quand il est bien gras », entre octobre et janvier. Ils se postent au-dessus de leurs zones de passage, pātia (harpon) en main. Ils visent les mâles, ceux qui ont un renflement sur le flanc droit. Les individus qui ont les deux flancs enflés sont des femelles. Quand la pêche est bonne dans une zone, les nouvelles vont vite. La rumeur court. Le lendemain, les voisins accourent.


Les prises sont vidées sur place juste avant de quitter la zone. Les poissons sont laissés dans l’attente, dans l’eau, dans de petits espaces murés de pierres et prévus à cet effet. La chair du hue hue ne supporte ni la chaleur, ni la glace, ni l’eau. La tradition veut que les peaux de cette espèce soient déposées sur un arbuste au retour de la pêche. « On dit que si l’on ne respecte pas cela, la ressource va disparaître », affirme Christian Williams. Pêcheur et sculpteur, il a à cœur de poursuivre les habitudes des anciens.


Mortel dans 62 % des cas d’intoxication

Le fugu, aussi appelé poisson-globe ou poisson-ballon, est un poisson du genre Takifugu, de la famille des tétraodontidés. Cette dernière contient une centaine d’espèces ! Le fugu est connu pour provoquer de très graves intoxications à la tétrodotoxine (une neurotoxine). Le Takifugu ocellatus, par exemple, s’avère mortel pour l’homme dans plus de 62 % des cas d’intoxication. Il faut savoir le pêcher, puis le vider pour pouvoir le consommer sans crainte. L’apprentissage commence très tôt. « J’ai moi-même appris avec mon père à le pêcher et à le nettoyer », indique Grégory Raveino. Le poison est concentré dans la vessie. « Il faut donc le piquer au niveau de la tête pour ne pas percer cette poche, puis le vider sans déchirer la vessie. J’ai entendu dire que si la poche se perçait, il suffisait de le rincer abondamment, moi, je ne prends aucun risque. Si c’est percé, je ne le mange pas. » Il n’y aurait jamais eu d’accident sur l’île à la suite une consommation de hue hue.


À propos d’accident, Christian Williams raconte : « Sur Anaa, il n’y a certes pas eu de morts, sauf au temps des parata ! » Un jour, alors que les guerriers étaient au combat, les femmes et les enfants virent arriver des ennemis. Elles les accueillirent à bras ouverts et leur servirent un grand repas à base de hue hue. Elles présentèrent des poissons volontairement intoxiqués aux visiteurs. Quand les parata rentrèrent, ils tombèrent sur une enfilade de têtes sur le motu Fakarevareva. Elles étaient suspendues en guise de trophées.



L’écotourisme salvateur

Le kio kio (Albula glossodonta ou bonefish) est également un mets très apprécié sur l’île. Ce poisson fréquente le lagon d’Anaa, il se nourrit de vers benthiques, d’alevins, de crustacés et mollusques, ce qui lui donne un goût unique. Christian Williams est un spécialiste de l’espèce. Il les pêche à la ligne, équipée d’un simple fil et d’un hameçon qu’il fabrique lui-même. Lorsque les kio kio mangent, ils fouillent les bancs de sable en groupe. Ce qui met en suspension des particules : « Le lagon est alors plus blanc que d’habitude à ces endroits, c’est comme ça qu’on les repère. On stoppe le bateau au milieu du banc et on se laisse dériver. » Christian Williams jette à l’eau un peu de bernard-l’hermite écrasé pour appâter ses prises, il fixe un morceau du crustacé sur l’hameçon, et puis « ça mord à la chaîne ! On peut en prendre 20, voire 30 avant que ça ne s’arrête d’un coup ».


Les kio kio sont aussi pêchés dans les parcs à poissons communaux de l’île, tout comme les hue hue. Les parcs sont fabriqués en pierre et placés principalement dans un hōā au lieu-dit Rototaruerue. « Ils sont là depuis des siècles, c’étaient nos garde-manger, nos tipua. Maintenant, on a des frigos qu’on cherche à remplir en permanence », regrette Christian Williams. L’entretien de ces parcs est assuré par les visiteurs à chacun de leur passage. « Nous en avons six au total dans lesquels tout le monde peut aller se servir aux dates autorisées. L’accès a été réglementé, on a une aire marine éducative et une zone de pêche, réglementée aussi. Avant, on avait des rāhui. L’atoll était découpé en trois zones, on tournait tous les deux mois. »



À Anaa, les réglementations dans le lagon ont une origine inattendue. Le kio kio a attiré des pêcheurs d’un genre nouveau, des touristes, amateurs de pêche à la mouche, tombés sous le charme de l’atoll. Ils ont découvert l’endroit il y a plusieurs années. Anaa a rejoint le cercle des destinations mondiales du « Fly Fishing ». Pour préserver la ressource et développer le tourisme de niche de manière qualitative et économiquement intéressante, une étude a été lancée, commanditée par la fondation The Island Initiative. Cette fondation est située en Angleterre, elle a été cofondée et est dirigée par Hinano Bagnis qui a réalisé une thèse soutenue en 2003 sur le thème de la promotion des investissements en Polynésie française : « approches nationale, communautaire, internationale ».


L’objectif de The Island Initiative est de donner aux communautés des îles polynésiennes éloignées les moyens de développer des activités économiques durables et de conserver leurs ressources naturelles. À Anaa, le projet date de 2015. La pêche à la mouche offre la possibilité pour les habitants de valoriser leur connaissance du milieu et leur ancienne tradition de pêcheurs. Elle permet aussi de développer d’autres activités liées au tourisme telles que : guide de pêche, guide culturel, artisanat, agriculture, hébergement chez l’habitant… selon une approche respectueuse de leur culture et de leur environnement. Le tour opérateur Fly Odyssey accompagne ce projet, en partenariat avec la The Island Initiative ; il assure la promotion de l’atoll sur les marchés internationaux. Les pêcheurs de l’île mettent au service des touristes étrangers tout leur savoir-faire. « Nous les emmenons sur le lagon », décrit Grégory Raveino, devenu guide il y a trois ans.


La pêche à la mouche n’est pas une pêche à l’aveugle, il faut repérer le poisson, ce que nous faisons, puis les touristes envoient l’appât.

Quand le kio kio accroche, il faut alors tirer d’un coup sec, pas trop fort pour ne pas casser la ligne. Ensuite, tu laisses la canne travailler. C’est toute une technique que les amateurs connaissent bien. » Les prises, une fois photographiées, sont remises à l’eau.

AME et ZPR

Dans ce contexte, une aire marine éducative (AME), baptisée Te Kura Moana no Tagihia a été inaugurée en 2018. Elle est une zone maritime littorale de deux kilomètres carrés, gérée de manière participative par les élèves. L’école a travaillé avec un jeune doctorant américain en biologie marine, Alex Filous, engagé par The Island Initiative. Le biologiste a réalisé une étude sur le kio kio. Les élèves ont choisi une portion du lagon à proximité du village comme aire d’étude et de préservation. Cette zone, ancien site royal et sacré, correspond à la zone de reproduction majeure où les kio kio se rassemblent avant d’aller pondre. Par la suite, un protocole d’accord a été signé entre la fondation, les pêcheurs de l’île et l’école afin de soutenir la mise en place d’u rāhui et d’en suivre l’impact sur les stocks de kio kio.


En 2020, en plus, une zone de pêche réglementée (ZPR) a été instaurée. Dénommée Gānaa Tāku-tua Gānaa Tāaku-aro, cette zone d’une superficie de 13 860 hectares comprend l’ensemble du lagon, tous les hōā et le platier récifal, elle s’étend jusqu’à la crête récifale. A également été créé, à cette occasion, un comité de gestion de la zone de pêche réglementée, chargé d’assurer le suivi de la zone, de faire des propositions en matière de gestion des pêches et d’alerter les services administratifs en cas de dysfonctionnement de cette zone.



Les pêcheurs de demain formés et sensibilisés

Si les enfants sont les premières cibles de la sensibilisation à la préservation des ressources, ils sont aussi les premiers à profiter du lagon. Ils s’y baignent tout au long de la journée lorsqu’ils ne sont pas à l’école, ils y passent une grande partie de leur temps libre. Le lagon est une aire de jeu, mais aussi d’apprentissage. Joël Dexter raconte : « J’ai commencé très tôt, j’avais 5 ans quand je partais en pirogue avec mon père pour nourrir la famille. J’aimais ça. J’ai eu mon premier harpon à 11 ans et j’ai appris à vider le fugu. » Rien n’a changé depuis.


Tandis que Joël Dexter équipe son bateau pour une sortie matinale, le fils de Grégory Raveino, suivi de deux amis, avance à pas rapides vers le ponton le plus proche de sa maison. Il a 10 ans, ce sont les vacances, il est donc libre pour la semaine. Il a son pātia dans la main. Il a repéré quelques minutes plus tôt une pieuvre cachée dans un amoncellement de cailloux. « Là ! je l’ai retrouvée ! » Avec dextérité, il harponne l’animal. « Ce que je suis en train de faire ? », reprend-il, « j’ai besoin d’un appât pour aller à la pêche cette après-midi ». Au-delà de répondre à une nécessité, la pratique est une vraie passion.





Vous souhaitez en savoir plus ?

Dossier à retrouver dans votre magazine Tama'a# 28 - juin 2023

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