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Reti, chef de Hitia’a et l’arrivée de Bougainville

Episode 3 : Qui pourrait tuer un taio ?

Sources : Bougainville, Ann Salmond, Nathan Wachtel

texte & recherche iconographique : Patrick Seurot


Dans le numéro du mois d’août dernier, une partie de l’équipage de Bougainville avait mis pied à terre, pour soigner ses malades, faire le plein d’eau et de nourriture. Les deux premières journées passées à terre ont connu quelques troubles, plus par maladresse et incompréhension que réelles difficultés.

Nous avons pris la liberté d’écrire ce récit avec la vision qu’en ont eu les Polynésiens. Retrouvons l’ari’i Reti à l’aube du 5e jour.



Le matin du 5e jour (1), la foule se presse devant le fare mis à disposition des étrangers.

Les échanges commerciaux battaient leur plein : cochons, fruits, poules, poissons, pièces de toile du côté de nos habitants des districts de l’est, contre des clous, des outils, de fausses perles que ces étrangers appellent verroterie, mais que notre peuple adore, des boutons et d’autres choses qu’ils sortent de leurs coffres avec tant de facilité…


Nous avons repéré qu’ils cherchent des plantes contre les insuffisances alimentaires (2). Les dents de leurs malades sont en mauvais état et leurs gencives sont attaquées. Lors de nos grandes migrations, cela n’arrive jamais. Les fruits séchés au ahi ma’a (3), le poisson frais péché, la coco et les différents po’e (4) que nous emmenons nous évitent ce mal. Nous les aidons à cueillir des plantes contre cette maladie.

Nous leur apportons aussi des coquilles de nacre (5). Pourquoi cette fascination pour les nacres, alors que nous en avons tant dans nos îles ?

Boungainville eut besoin de bois. Je lui indiquai lesquels couper, en les marquant : des bois utiles à la construction des bateaux, non pas les arbres fruitiers ou les caoutchoucs que nous avons du côté du village, mais les toi (6), ’autera’a (7), hotureva (8) et d’autres encore.

Je mis à sa disposition quelques manahune (9) qui récupérèrent les buches une fois coupées par les ouvriers étrangers et les transportèrent aux bateaux. En paiement de leurs efforts, ils reçurent des clous, qu’ils nous rapportèrent, car ils ne pouvaient en posséder.

Poutaveri me signale que les vols se multiplient, sur tout. Il semble comprendre que nos gens ne sont pas voleurs, d’ordinaire, mais il y a là trop de tentation. Espérons que cela ne dégénère pas.

De toute façon, Poutaveri est mon hôte et le nom de ma maison ne saurait être sali. Je l’autorise donc à tirer sur tout voleur que sa garde surprendrait.

A plusieurs reprises, je lui indique le fare familial, de façon à ce que ses bâtons de feu n’envoient pas la mort chez moi.

Hormis les vols qui nous sont reprochés, la cohabitation se passe plutôt bien. L’équipage étranger se repose de son long voyage et découvre notre terre de façon aimable. De notre côté, nos familles arrivent à faire entrer dans leur fare de jeunes marins (10) et à leur donner certaines de leurs filles. Nous devrions profiter suffisamment du sang neuf de ces hommes au teint pâle; signe de statut social élevé.

Poutaveri a tenu à me faire un cadeau : des espèces de poules de chez eux (11). Et aussi de m’offrir pour nos fa’a’apu (12) des graines de chez eux (13). J’acceptai avec un grand plaisir. Aussitôt, je fis préparer et entourer de palissades un terrain que ses jardiniers avaient trouvé propice.


Durant le 7e jour (14), un de mes grands amis Tutaha, arriva à Hitia’a. Ce guerrier imposant, frère cadet de Teu ou Hapai, ari’i rahi de Porionu’u (15) est l’oncle du jeune Taraho’i Vaira’atoa, que l’on appelle désormais Tū. Il vient chercher une alliance avec Poutaveri afin que son neveu Tū (16) puisse avoir, comme le fils de Purea avec Wallis, un allié puissant. La rencontre fut très cordiale et un début d’amitié rituelle fut scellé lorsque le tapa cérémoniel fut accepté par Poutaveri.

Dans la journée, lors d’une dispute dont on ignore la raison, un de nos villageois a été tué. Poutaveri, que l’on alla chercher dans la tente de Tutaha, fut alarmé. Aucun de ses marins, me confia-t-il, ne pouvait sortir sans autorisation, avec une arme à feu. Mais comme aucun de ses soldats ne voulut admettre le meurtre, je vis nombre de villageois prendre leurs affaires et se réfugier dans la montagne.

Ma famille elle-même emporta ce qu’elle put, à tel point que mon fare parut vide. Même Ahutoru quitta l’Etoile pour retrouver les siens. Je conservai cependant ma confiance et mon amitié à Poutaveri. Quant à Tutaha, il dormit à Hitia’a car il souhaitait revoir le chef étranger au matin.

Le lendemain (17), je tentai de rassurer mon peuple, tandis que les étrangers luttaient pour sauver leurs navires, pris dans une forte houle. Comme je l’ai déjà dit, c’est un problème qui nous est étranger, nos pahi et va’a étant tirés sur la plage et abrités dans nos fare va’a. Or, le vent avait viré au sud et le mois de Au Unuunu était connu pour ses tempêtes. Les deux navires sans balancier entrèrent même en collision et il fallut des efforts terribles de équipages pour séparer les deux vaisseaux. Tutaha réussit cependant à monter à bord du grand navire, en apportant des cochons en cadeau, mais les problèmes d’ancrage étaient trop importants pour que les conversations d’alliance reprennent.

Lors du 9e jour (18), un de mes villageois refusa de donner son cochon en échange de clous. Certains autres de nos gens lui virent en aide, alors qu’il recevait un coup de bâton. Alors les soldats tuèrent trois d’entre eux avec les vaha’o’e qu’ils ont au bout de leur pupuhi (19) . Les habitants cette fois fuirent le village en nombre. Beaucoup décidèrent de s’armer pour venger cette attaque injuste.

Poutaveri sentit la tension monter et arrêta les quatre soldats qui étaient soupçonnés de ces meurtres. Il les battit du plat de son épée et les fit mettre au fer. Les habitants qui n’avaient pas fui pleuraient en regardant ces étrangers et en se demandant : “ Mais s’ils sont nos alliés, pourquoi nous tuent-ils ? ”. Avant le soir, le village fut déserté. Je me présentai au camp, avec une feuille de fe’i (20) , et l’offrit au chef du bateau Feti’a (21) en pleurant de rage : “ Taio, Taio, mate !! ”, criai-je : “ Vous êtes nos alliés, mais vous nous tuez !? ”

Tandis que je voyais Poutaveri très en colère contre ses hommes et en même temps doubler la garde autour de son camp, je rejoignis mon peuple à environ 250 m du village. Dans la nuit, un de mes hommes, ivre de douleur, vêtu d’un simple tapa et de feuillages, se jeta dans le camp en criant “ Taio, mate ? ”. Il fut maîtrisé sans être blessé. Le lendemain matin (22) , c’est ce même officier, accompagné de deux autres officiers (23) et de deux gardes, qui vint nous voir. Les femmes se jetèrent à ses pieds, en lui posant la même question : “ Taio, mate ? ”, “ Alliés, pourquoi nous tuer ? ” Cet homme est plein de noblesse et de douceur. Il rassure le peuple. Nous redescendons tous au village devant ses gestes d’apaisement. Là, nous sommes couverts de cadeaux par Poutaveri : nombre d’outils et des mètres d’étoffe plus douce (24) que le plus fin de nos tapa. Il m’assure que les coupables seront punis et m’informe que durant la nuit précédente, deux mousquets, deux épées et un chaudron avaient été volés.


Nous sentant pleinement réconciliés et rassurés sur les bonnes intentions des étrangers, nous reprîmes nos échanges commerciaux. Certains chefs demandèrent aux soldats de tirer de leur pupuhi. C’est la plus terrible et la plus rapide des lances que cette arme-là. Tous les animaux visés ont été tués sur le coup.

Au premières lueurs du 11e jour (25) , je vis l’un des deux navires, Feti’a, quitter son mouillage. Le vent était si fort que cette coque de noix sans balancier allait finir sur les récifs. Ils arrivèrent cependant à la stabiliser.



Durant la nuit, on me rapporta que des soldats avaient creusé la terre derrière le fare va’a et y avaient enfoui un objet qu’ils n’avaient pas distingué. Cela n’a pas d’importance.

A l’aube du 12e jour (26) , le deuxième bateau, celui de Poutaveri quitta son mouillage. Je me demande encore, tant d’années après, comment un tel navire, si peu navigable, a pu venir d’aussi loin que plus loin que notre océan. Je sautai dans un va’a et rejoignis le bateau.

Là, je les embrassai tous, car j’avais compris que leur départ était définitif. Soulagement, tristesse ? Un peu des deux sans doute. J’offris à Poutaveri des bananes sucrées, un cochon ’arioi (sacré), une grande voile tissée et un dernier tapa.

Je fus rejoins par une grande pirogue, où mes femmes et mes servantes apportaient toutes sortes de rafraîchissements. Elles étaient accompagnées de Ahutoru, mon ami. Je fais comprendre à Poutaveri que ce jeune ari’i, qui avait dormi sur le bateau dès le premier soir,

souhaite partir avec lui. Poutaveri accepta, tout en me couvrant à nouveau de cadeaux. Nous les quittâmes le cœur lourd et joyeux.

L’équipage du grand navire se battit avec l’océan pour tenter de récupérer ses grands hameçons d’ancrage. Deux furent abandonnées. Pour nous, c’est notre dieu requin qui vit dans le port, si offensé de la présence non autorisée de ces pirogues sans balancier qu’il en avait sectionné de sa mâchoire puissante les cordes des ancres, obligeant Poutaveri à en abandonner six, mais surtout à quitter l’île.

Les deux navires avaient disparu de l’horizon. J’appelai deux de mes serviteurs et leur demandai de creuser à l’endroit où l’on m’avait rapporté que les hommes de Poutaveri avaient enfoui un objet : nous trouvâmes un récipient transparent avec un fin tapa dedans (27) . Je le pris dans mon fare.

Une large planche d’un bois, d’une essence qui n’est pas d’ici (28) a été fixée dans le fare va’a. Des inscriptions que nous ne savons pas lire ont été gravées dessus.
Elle gêne. Nous l’avons mise de côté car elle ne sert à rien.

Il était temps de faire les comptes. Durant ces quelques journées, pas moins de huit cents volailles et près de cent cinquante cochons leur ont été donnés ou troqués. Il semble qu’ils apprécient cette viande fraîche, sur pied, et qu’ils en aient de grands besoins. Je donnai ordre aux villageois d’en élever toujours plus : il me semble, sans que ce soit une certitude, que d’autres pirogues sans balancier vont bientôt sillonner nos eaux. Fort nombreux.

Quelques semaines se sont écoulées. Nous sommes inquiets. Quelques-unes de nos vahine qui ont eu des rapports avec les marins sont malades (29) . Leur peau pourrit, leurs cheveux et leurs ongles tombent. Leur beauté s’en va. Elles partent, honteuses, mourir dans la montagne. Chez nous, les dieux sont les gardiens de la santé et de la fertilité. Pourquoi nous infliger ces maladies si ces étrangers étaient des dieux ? Pourquoi faire mourir nos femmes ? Nos dieux nous puniraient-ils ? Mais alors, si c’est le cas, qui étaient ces hommes venus sur des pirogues sans balancier ?


Mon père désormais ne parle plus. Et ses yeux sont souvent remplis de larmes.


Notes

(1) Le 8 avril 1768

(2) Scorbut, carence majeure en vitamine C

(3) Four tahitien enterré, pour une cuisson à l’étouffée des aliments, favorisant leur conservation.

(4) Plat polynésien à base de fruits ou tubercules râpés, d'amidon ou de lait de coco, puis cuit au ahi ma’a.

(5)coquilles de nacres en provenance des Tuamotu, mais aussi du lagon des Oropa’a (Punaauia et Paea), de Huahine et des motu à l’ouest de Bora Bora

(6) Alphitonia zizyphoides, au bois orangé à rouge, utilisé pour les charpentes des fare et les pirogues ;

(7) Le badamier, aux noix savoureuses ;

(8) Ou simplement reva, cerbera de son nom latin, arbre toxique dont le fruit était utilisé comme poison de pêche

(9) Tahitiens de condition inférieure, soumis aux ari’i (chefs) ou aux huira’atira, propriétaires terriens

(10) Le prince de Nassau avait particulièrement les faveurs des jeunes vahine

(11) Un couple de dindes et de canards, mâles et femelles

(12) Jardins potagers

(13) Blé, orge, avoine, riz, maïs, oignons et des graines potagères de toutes espèces

(14) Le 10 avril 1768

(15) District rassemblant Arue-Pirae-Papeete actuels

(16) Futur Pomare 1er à partir de 1790

(17) 11 avril 1768

(18) Le 12 avril 1768

(19) baïonnette au bout du fusil

(20) feuille de bananier plantain, signe de paix

(21) Le navire L’Etoile, commandé par le prince de Nassau

(22) Le 13 avril 1768

(23) Fesche et Saint-Germain

(24) de la soie de Chine

(25) Le 14 avril 1768

(26) Le 15 avril 1768

(27) Une bouteille en verre, scellée, dans laquelle les noms des deux navires et de tous leurs officiers avaient été inscrits.

(28) Planche de chêne sur laquelle un acte de propriété au nom du roi de France avait été gravé.

(29) Bien moins que dans l’équipage de Wallis (Hitia’a avait en fait été touché par des maladies vénériennes avant le passage de Bougainville, en raison des ’arioi qui allaient de chefferies en chefferies). Cela n’empêche pas que certains marins de Bougainville étaient atteints à différents stades de variole, blennorragie et syphilis. Or, si Bougainville interdit aux marins identifiés comme malades de débarquer (comme il est indiqué dans son journal), il ignorait que la syphilis était infectieuse même si elle ne présentait aucun symptômes chez son porteur.

InstanTANE #3


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