En ce début de 19è siècle, les nouvelles vont vite. Les gisements nacriers des îles du Pacifiques sud, découvertes autour de Tahiti par les explorateurs européens 30 ans plus tôt "sont miraculeux, inestimables, infinis". Très vite, un véritable trafic de la nacre puis de la perle fine s’organise. Les atolls des Tuamotu deviennent en quelques années son centre, et les Paumotu, apnéistes remarquables, les acteurs principaux d’une grande aventure : la plonge aux nacres. Trafic et commerce, plonge et vie aux Tuamotu, législation et recherches de solutions pour éviter l’extinction de l’huître perlière de Polynésie, unique au monde, tels furent les trois piliers de la grande histoire de la nacre de Polynésie, durant 150 ans.
Le capitaine anglais Samuel Wallis posa le pied sur Tahiti en 1767. Il ne fallut pas 35 ans pour que déferlent dans les eaux polynésiennes des bateaux de tous pavillons, chargés de commerçants, aventuriers, explorateurs... Les quelque 80 atolls et îles de Polynésie orientale sont alors peu peuplés, loin de tout, sans protection. Or, c’est là – et dans l’archipel Raromatai (Îles- sous-le-Vent) – que l’on récolte nacre et perles fines. Dès 1802, les lagons vont être exploités, pour certains « ratissés ». A partir de 1810, les premières exportations pour l’Europe ont lieu, via Sydney, San Francisco et Valparaiso. En 1828, l’Anglais Hugh Cuming identifie l’huître nacrière productrice de perles, une pintadine à lèvres noires unique aux lagons polynésiens. La postérité lui laissera son nom : pinctada margaritifera, variété cumingii.
Le commerce de nacres devient vite régulier, au point d’apparaître dans les relevés statistiques du Port de Papeete dès 1824. En 1826 à Hao, alors que la route maritime vers les Tuamotu du centre vient d’être explorée par un capitaine anglais, Charlton, l’Anglais Samuel Stutchbury ramasse, en quelques jours de pêche avec deux équipages, pas moins de 42 tonnes de nacres et 2,5 kilos de perles fines ! C’est tellement aisé. Et si bon marché. La reine Pomare n’est pas dupe et sait qu’en échange des nacres et des perles, les Paumotu reçoivent des étoffes, des denrées alimentaires, de l’alcool... d’une valeur jusqu’à 100 fois moins que ce qu’ils devraient. Mais que faire pour ces îles lointaines et ses populations démunies ?
Du trafic à la plonge
A Mangareva, le commerce des nacres débute en 1828, soit 2 années seulement après que Frederick Beechey, le premier Européen à avoir mis le pied sur l’île. Là comme ailleurs, les insulaires sont victimes d’un commerce déséquilibré. Cela ne dure toutefois pas, avec l’installation en 1834 à Mangareva de la première mission catholique de Polynésie, animée notamment par le père Honoré Laval.
En 1836, Charles Hector Jacquinot, commandant de la Zélée, un des navires de l’expédition Dumont d’Urville, racontait : « Les capitaines qui fréquentent ce groupe [d’îles] dans le but d’acheter des perles, accordent aux missionnaires d’avoir fait beaucoup de bien aux habitants [...] Mais aussi, ils les accusent d’avoir gâté le commerce et d’avoir renversé leurs spéculations. Avant leur arrivée, disent-ils, nous avions une assez belle perle pour un couteau, un collier ou un hameçon et aujourd’hui, pour le même article, nous sommes obligés de donner 20 ou 30 brasses d’indienne » (soit 1,624m de tissu peint ou imprimé, fabriqué en Europe). Parfois les intentions des religieux dévient : le mormon Benjamin Franklin Grouard, en 1845 à Anaa, épouse une native de l’atoll. Certes, il chasse les trafiquants et fait prendre à la pêche aux perles un bel essor. Mais s’il acquiert une véritable fortune, il s’en retourne aux Etats-Unis en 1852, le gisement d’huîtres perlières presque épuisé.
Les perles de Mangareva
En 1838, pas moins de 700 tonnes de nacre, d’une valeur de 100 000 francs, une fortune pour l’époque, sont exportés. 900 tonnes en 1839. Si la nacre envahit les pays d’Europe, prisée pour l’artisanat, la marqueterie, la boutonnerie bien sûr, un marché de la perle fine de Tahiti est créé dans les années 1845, tant cette gemme est prisée par les cours européennes. Grâce à l’impératrice Eugénie (1826-1920), épouse de Napoléon III, la perle noire acquiert en Europe ses lettres de noblesse, au point d’être surnommée la reine des perles, tant pour sa beauté que pour sa rareté. La chance de re- cueillir de belles perles dans les pintadines existe, mais elle est rare. On parle d’une belle perle pour 1000 à 5000 huîtres perlières ouvertes. Les plongeurs locaux, selon César Desgraz, secrétaire du Commandant Jules Dumont d’Urville sur l’Astrolabe, « connaissent les huîtres à grosses perles, les cachent et les gardent pour eux. Le roi Maputeoa, [de Rikitea], depuis qu’il en soupçonne la valeur, les enlève à ses sujets par droit de suzeraineté, lorsqu’il apprend qu’ils en possèdent d’une bonne taille et d’une eau [surface] limpide ».
La plonge, un système bien huilé
Si, au début du 19e siècle, il suffit de se plonger dans quelques mètres d’eau pour ramasser les pintadines, dès les années 1850 il faut désormais s’enfoncer, selon les atolls, à 5, 10 mètres, bientôt 20, et plus profond encore. A ce jeu dangereux, les Paumotu, grands apnéistes, deviennent les rois de « la pêche aux nacres ». La grande épopée de la plonge est née. A partir des années 1850, les meilleurs fonds, les meilleurs gisements de Polynésie sont connus, répertoriés et exploités. Surexploités, souvent. Avec toutes les techniques possibles disponibles à l’époque, les pêcheries à grande échelle se sont développées. Leurs responsables forment les insulaires. D’atolls en atolls, les goélettes déposent leurs équipes nomades et leur famille. Ils y restent le temps de faire le plein de nacres, à raison d’un baril environ par semaine et par plongeur. Ce dernier, pour tout matériel, n’a qu’un poids de plomb ou de corail et une corde, le long de laquelle il descend, dès l’aube. Il reste sous l’eau une à deux minutes, avant de remonter, son panier plein d’une quinzaine d’huîtres perlières.
L’importation des premières lunettes de plongée, en bois à lentilles de verre, vers 1908, facilite grandement le travail des plongeurs paumotu. Mais il faut cependant attendre les années 1930 pour que des accessoires en caoutchouc, tels que masques, lunettes ou palmes ne viennent compléter sa panoplie de travail.
Surexploitation & législation
Le plongeur travaille généralement à 25 mètres de profondeur, rarement plus profond. Il subsiste donc, au-dessous de 40 m des peuplements inviolés de pintadines. La richesse nacrière apparaît une nouvelle fois comme inépuisable. Cependant, l’arrivée du scaphandre dans les années 1880 permet un pillage en règle des gisements de pro- fondeur. Les réserves nacrières s’épuisent au fil des saisons de plonge. Plus de 1000 tonnes sont exportées en 1919. Un record renouvelé en 1924. Il faut intervenir.
En 1880, un rapport du gouvernement français estime que 15 000 tonnes de nacres ont été recueillies depuis 1830. Chaque saison, 700 tonnes de nacre en moyenne sont pêchées dans les Tuamotu. Or, 4000 personnes (pêcheurs, artisans, marins...) dépendent de cette industrie. Sans législation, des populations entières seront privées d’une ressource devenue essentielle. Un premier arrêté est pris en 1874, réglementant la pêche en imposant des conditions de taille et de poids pour les huîtres perlières récoltées. Puis, en 1883, le ministre français de la Marine et des colonies charge le naturaliste Germain Bouchon-Brandely (1847-1893) d’une recherche sur la condition des bancs et la façon de les améliorer. Son travail est remarquable. Dès 1885, dans son rapport, il préconise une stricte réglementation de la saison de pêche des nacres et perles.
L’administration y sera sensible. De nouvelles règles d’exploitation des gisements, sont édictées. Sauveront-elles la pintadine de l’extinction ?
Les dernières années de la nacre
En 1900, le constat est clair : 30 lagons sur 47 abritant des gisements nacriers sont encore très producteurs mais l’épuisement à terme est programmé. La protection de la pintadine ne suffit pas, mieux connaître son mode de vie de- vient essentiel. Tandis qu’un ostréiculteur d’Arcachon, Simon Grand, est engagé pour tenter de comprendre comment améliorer la survie des jeunes huîtres perlières, Léon-Gaston Seurat, naturaliste du Muséum d’histoire naturelle, crée à Rikitea entre 1902 et 1906 un laboratoire de recherches zoologiques. Il y définit de nouvelles tailles minimales de ramassage.
Des réserves temporaires ou fixes sont à nouveau établies dans les lagons, ainsi qu’une période de repos annuel, l’ancien rahui des Polynésiens pour nombre d’espèces de poissons, qui correspond à la période de reproduction et de ponte.
Au début du 20e siècle, les chercheurs ont compris que la nouvelle richesse, avant les perles, avant les larges nacres, sont les nais- sains, ces larves par millions appelées à grandir, mais qui trop souvent meurent dans leurs premières semaines de vie. A Apataki, François Hervé (1916-1935) entreprend avec succès leur culture, en 1920. Il abandonna faute de moyens. Un mal pour un bien : la demande en nacre s’effondre avec les deux guerres mondiales et la grande dépression. L’idée d’un élevage des pintadines a néanmoins fait son chemin.
L’espèce est sauvée
Créer des réserves naturelles, collecter les larves, protéger les lagons reproducteurs, telle est la mission de Gilbert Ranson, du Muséum national d’histoire naturelle. En 1953, durant 7 mois, il va tenter des captages dans le lagon d’Hikueru. Dès 1955, des réserves surveillées sont créées dans tous les lagons reproducteurs de Polynésie. Dès 1957, le Service de la Pêche, rattaché au Ministère de l’agriculture, entreprend d’appliquer la réglementation définie selon les recommandations de Ranson. Ce travail, ainsi que les transferts d’huîtres perlières d’un la- gon à un autre à partir de 1959, assurent le sauvetage de l’espèce. Il est assuré par le vétérinaire Jean-Marie Domard.
Dans le même temps, avec la construction de l’aéroport de Tahiti-Faa’a, au début des années 60, puis celle du Centre d’Expérimentation de Polynésie (CEP) pour les essais nucléaires, la population de plongeurs se détourne peu à peu de cette activité historique. Cela coïncide avec le triomphe du polyester, très bon marché, sur la nacre. Seuls 10 tonnes sont exportées en 1960 : le plastique a eu raison du coquillage. Une nouvelle aventure pouvait débuter pour les lagons et les huîtres perlières, avec le défi de la perle de culture de Tahiti.
Sources : recherches de doctorat d’histoire économique de Patrick Seurot (Nacres et perles en Polynésie française. 1801-1920. Economie, société, culture).
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Nacre : de L’OMBRE à la LUMIÈRE
La perle noire de Tahiti est incontestablement le trésor de nos lagons. Mais elle n’est pas la seule à qui l’on pourrait décerner ce titre. Les coquilles de nacre des huîtres perlières à lèvres noires dont elles sont issues, Pinctada margaritifera de leur nom scientifique, trop souvent considérées jusqu'à présent en Polynésie comme un sous-produit de la production de perles, voire un déchet par les perliculteurs, sont pourtant susceptibles d’offrir de très intéressants débouchés.
Dans un contexte économique faisant état d’un secteur perlier en grande difficulté, plombé par des cours baissiers depuis les années 1990 et historiquement bas durant les deux dernières années avec des exportations divisées par deux en 2020 et une production qui se réduit elle-même fortement, la Direction des ressources marines (DRM) s’est engagée depuis 2017 dans un processus de revalorisation de la filière de la nacre noire de Polynésie. Cet important travail, fondant le programme Éconacre, venu s’adosser à une étude approfondie, a d’ores et déjà permis de dégager de nombreuses voies de valorisation et d’enclencher des projets très concrets. Tour d’horizon.
À L’OMBRE DE LA PERLE...
La nacre a toujours été traditionnellement utilisée au fenua en tant que matériau entrant dans la confection d’outils (hameçons, râpes, cuillères...) ou encore pour ses qualités es- thétiques dans l’ornementation de costumes ou d’accessoires de cérémonie ainsi que dans la marqueterie. Appréciée pour son aspect opalescent et irisé, elle a plus récemment intéressé l’industrie du luxe, lorsque cette dernière s’est développée. Aujourd’hui, ses usages principaux se recensent dans la bijouterie, la fabrication de petits accessoires de mode (accessoires pour cheveux, lunettes, poudriers, éventails...) et surtout de boutons ainsi que dans l’horlogerie et la coutellerie.
Pénalisée par le succès de la perliculture
Mais après avoir connu une période d’abondante exploitation à la fin du XIXe siècle, le développement de la perliculture a fortement contribué à dévaloriser la nacre. Au pays de la perle noire, la transformation et la commercialisation de ces coquilles de nacre, « en qualité de coproduit de l’activité de la production perlière », se trouvent depuis lors étroitement corrélées à cette dernière. Autrement dit, lorsque les cours de la perle sont au beau fixe ou en plein essor, les coûts de valorisation de ces coquilles sont perçus comme trop importants par les professionnels de la filière. Considérées le plus souvent comme des déchets, elles leur apparaissent « difficiles à manipuler, à stocker, à trier et à transformer » et nécessitent trop de temps, d’équipements et de main-d’œuvre, au- tant de ressources que ces professionnels ont par ailleurs du mal à mobiliser : le produit est peu rentable (y compris lorsqu’il s’agit de commercialiser la chair de l’animal pour l’alimentation humaine sous forme de korori), comparativement au potentiel économique des perles. Cette approche des choses a amené la plupart des professionnels du secteur (PPP – producteurs de produits perliers – comme PHP – producteurs d’huîtres perlières – certains disposant des deux cartes professionnelles) à une sous-estimation de la valeur intrinsèque de ces coquilles, mais également et par voie de conséquence à sous-estimer aussi les revenus qu’ils pourraient en retirer tout « en négligeant les possibilités de meilleure valorisation de la nacre ». Un cercle non vertueux... qui se mordait littéralement la queue depuis bon nombre d’années.
Des difficultés qui la remettent sur le devant de la scène
L’évolution économique du secteur de la perle a toutefois participé à changer la donne et à modifier assez radicalement cette conception des choses. Deuxième ressource du Pays après le tourisme, affichant un chiffre d’affaires à l’export de 8,117 milliards de Fcfp représentant 60 % des recettes à l’exportation de produits locaux, la mise en difficulté de la perle a induit de nombreuses conséquences pour l’économie locale, appelant forcément de nouvelles pistes de réflexion, non seulement pour y remédier, mais aussi pour en compenser les répercussions.
Les constats soulignés plus haut – extraits justement en bonne partie de la synthèse de l’étude baptisée « Évaluation de la faisabilité économique et technique d’une valorisation des produits nacriers en Polynésie française », réalisée dans le cadre du programme Éco-nacre – pointent d’emblée la non-pertinence à continuer de fonctionner sur la même lancée en plein scénario de cours baissier de la perle. À titre indicatif, l’IEOM (Institut d’émission d’outre-mer) a ainsi fait mention, dans un rap- port de septembre 2020 dédié à la gemme de nos lagons, d’« une chute du prix du gramme à l’export divisé par quatre entre 2000 (1 710 Fcfp) et 2019 (472 Fcfp) » du fait de « la surproduction de perles et de la baisse de leur qualité ». Et si une raréfaction de l’offre est bel et bien enregistrée depuis ces dernières années, cette dernière tendance n’a pas entraîné la hausse des cours attendue et prévue par certains. Toutes ces considérations mettent donc en lumière l’absolue nécessité qu’il y avait aujourd’hui, même si les chiffres de 2021 laissent entrevoir une lueur d’espoir, à appréhender le secteur nacrier autrement. Et donc à enfin considérer la nacre à sa juste valeur, notamment en tant qu’élément complémentaire dans la constitution du chiffre d’affaires des producteurs de perles.
LA GENÈSE DE L’ÉTUDE ÉCONACRE
Du côté de la Direction des ressources marines, comme nous l’a exposé le docteur en biologie marine Cédrik Lô, responsable de projet R & D en perliculture, et à l’initiative de ce programme Éconacre, « le souhait de valorisation de la nacre de Tahiti remonte déjà à un certain nombre d'années (2007), mais à l'époque nous n'avions pas obtenu le financement du ministère des Outre-mer alors que l'intérêt pour la nacre était moindre par rapport à ce que la filière perles rapportait ». Si la volonté de définir notamment des produits issus de l’activité nacricole, distincte de l’activité perlière, afin de manifester d’autres débouchés, et celle de mieux classifier les coquilles étaient entre autres déjà bien présentes, il aura donc encore fallu attendre plusieurs années pour qu’elles trouvent un écho concret... et un soutien financier.
Une demande existante et des débouchés à développer « À partir de 2017, j'ai de nouveau été alerté par plusieurs sociétés privées (dans le secteur de l’horlogerie de luxe notamment) et autres négociants en nacre, du manque de coquilles de nacre de grosse taille (supérieures à 12 cm) et d'épaisseur suffisante, ce qui m'a incité à relancer le projet pour le développement d'une filière nacrière vouée à la valorisation de la nacre », précise encore Cédrik Lô.
Car incontestablement, si les innovations et l’utilisation de coquilles de coquillages, au niveau national et international, reposent aujourd’hui essentiellement sur l’espèce Crassostrea gigas (l’huître creuse commune) et sur la Pinctada maxima (sa plus proche concurrente), dont la production est abondante et aisément accessible pour les secteurs industriels et de recherche en biomatériaux notamment, la coquille d’huître perlière de Tahiti n’a pas dit son dernier mot et conserve bien des atouts dans sa manche. Essentiellement constituée de calcite et d’aragonite lui conférant des qualités propices à des usages multiples et de grandes qualités esthétiques, notre coquille de Pinctada margaritifera bénéficie en effet aujourd’hui « d’une très forte demande sur les marchés asiatiques, malgré une offre peu organisée, une tendance à la diminution de la taille des coquilles de nacre et de leur qualité, et une faible transformation locale ». Le volume de coquilles brutes exportées, un mode d’exploitation qui restreint son marché, reste proche des 2 000 tonnes annuelles pour une valeur moyenne supérieure à 250 millions de Fcfp (données de début 2020, NDLR), ce qui est loin d’être négligeable mais reste très éloigné néanmoins des revenus que cette filière « optimisée » pourrait dégager.
« Il apparaît toutefois que malgré une désorganisation sectorielle, la coquille de nacre de Tahiti est un produit à part entière, bénéficiant d’une forte demande. » Le défi d’aujourd’hui est donc de structurer la filière et de valoriser la ressource par l’innovation technologique et la diversification des produits nacriers. Tout en veillant à ce que « toutes les coquilles ne soient pas expédiées à l’extérieur... au risque de devoir alimenter notre propre marché intérieur par des importations chinoises », précise encore Cédrik Lô. Une précaution d’autant plus prégnante que, dans un contexte jusqu’alors de priorisation de la production perlière, les activités nacrières ne trouvaient pas leur marché « faisant peser sur les filières de valorisation de la nacre, dont l’artisanat d’art local, une problématique devenue structurelle de difficulté d’approvisionnement en matière première de qualité ».
Forts de toutes ces considérations, Cédrik Lô et sa collègue Clarisse Monnot, économiste, ont donc relancé en 2018 la réflexion sur ce secteur. Après élaboration d’un cahier des charges adapté à la consultation du marché – préalable indispensable pour bâtir des projets aussi pertinents que pérennes – et le lancement l’année suivante d’un appel d’offres pour y procéder, l’étude Éco-nacre a été lancée. Sa synthèse a été publiée à la fin du mois de juillet 2020.
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Quelques données brutes
Actuellement, le marché de transformation local, essentiellement porté par l’artisanat d’art, se situe autour de 30 tonnes/an tandis que 1 650 tonnes/an sont transformées à l’extérieur, principalement en Asie.
« Le besoin en nacres brutes des acteurs locaux rencontrés est estimé à 31,5 t en 2019. Moins de 2 % de la production totale sont actuellement transformés en Polynésie française. »
Le gisement en nacre des 6 sites ayant fait l’objet de l’étude Éconacre s’établit à 906 tonnes de nacres en 2018, transportées vers Tahiti et donc commercialisées, contre 624 tonnes en 2017 ; ce qui représente déjà une augmentation de 45 %. Les nacres sont encore très rarement pesées avant leur expédition tandis que leurs producteurs ne sont que trop rarement présents (ou représentés) lors de la pesée et du tri. Il s’en suit cet état de fait, étant associé à d’autres paramètres concourant à leur dévalorisation, une valeur nettement sous-estimée avec un prix moyen au kilo établi en 2020 entre 80 et 110 Fcfp.
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L’étude
Cette étude approfondie du « potentiel de valorisation de la nacre noire de Polynésie française » a été confiée à un groupement de consultants constitué par Odysée Développement (un bureau d’études spécialisé en économie maritime), Moana Vahiné (principal négociant français de nacres, en France et à l’international), PTPU (un bureau d’études indépendant exécutant des missions de prestations de service en matière d’environnement) et Girus GE (conseil en environnement, en organisation industrielle et logistique), qui ont réalisé un travail d’enquête durant plusieurs mois auprès d’un important échantillon de professionnels de la filière perlicole locale, en y associant plusieurs interlocuteurs publics et privés. Cette enquête s’est déployée sur six atolls des Tuamotu-Gambier (Arutua, Apataki, Ahe, les Gambier, Takapoto et Manihi où la perliculture a commencé) pour aller à la rencontre de 41 perliculteurs. Ces rencontres se sont ensuite poursuivies auprès de services publics et autres opérateurs privés, prestataires de services, fournisseurs et même organismes de formation en lien avec la filière. Elle s’est achevée sur des prises de contact avec des sites nationaux et internationaux de commercialisation et valorisation de la nacre à des fins de benchmark (analyse des produits et pratiques d'entreprises concurrentes, NDLR). De quoi obtenir un panorama particulièrement exhaustif de l’état et des perspectives du secteur.
Les objectifs & attendus de l'étude
Le cahier des charges élaboré pour encadrer cette mission précise que « cette évaluation constituera un outil d’aide à la décision, qui permettra aux responsables des institutions ainsi qu’aux acteurs privés d’évaluer les potentialités d’un développement d’une filière nacrière en Polynésie française. L’étude vise à identifier les pistes de valorisation les plus pertinentes, à évaluer leur rentabilité et à définir les besoins d’accompagnement technologiques et financiers ». Elle s’est donc attelée à la tâche d’appréhender les gisements ainsi que la ressource continue des coquilles de nacre tout en recensant les filières de collecte et d’exploitation actuellement opérationnelles sur les sites dédiés. En marge de cet aspect, l’étude Éco-nacre s’est également concentrée sur l’analyse de la demande, en distinguant au passage les coquilles de nacres brutes des coquilles transformées (sous forme de produits finis ou semi-finis) : demande locale portée par l’artisanat et les activités culturelles traditionnelles, mais aussi potentiellement par de nouveaux débouchés à identifier ; et demande internationale adossée à une évaluation de la part de la nacre Pinctada margaritifera dans le marché mondial de la nacre ainsi qu’à une analyse de prix. L’analyse prospective des potentiels de valorisation qu’elle a également induite a ensuite été axée essentiellement sur une recherche de filières de transformation adaptées à une production basée en Polynésie française même ainsi que sur une identification conjointe des sites et projets pilotes, en tenant compte des contraintes et du potentiel local de production, de transformation et d’exportation de la nacre. L'étude Éco-nacre visait à synthétiser ainsi concrètement différentes pistes de projets pilotes, destinés à être développés pour le marché local et/ou pour l’export.
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Les principales pistes de débouchés à l'échelle locale comme à l'international
En marge de la fabrication d’accessoires de mode, d’objets d’art et de produits de coutellerie, d’horlogerie et de bijouterie standard et haut de gamme, cette étude a identifié un certain nombre de débouchés plus inattendus et inconnus du grand public concernant les produits nacriers. À commencer par :
les éléments de décoration (lamelles de panneaux muraux, revêtements de sol, lampes, bois marquetés) ;
les cosmétiques (crèmes anti-âge, de repigmentation, produits pour la stimulation de la pousse des cheveux, etc.) mais aussi éléments de fabrication des contenants de cosmétiques de grand luxe ;
les compléments alimentaires (notamment ceux visant une recalcification) ;
les implants chirurgicaux et la pharmacie (implants dentaires, articulations osseuses, renforcement osseux et cartilagineux, régulation des émotions, stimulation de la vue, régulation du rythme cardiaque, etc. ) ;
les matériaux de construction (ciments composites, production de verre) ;
l’alimentation animale (élevage porcin et avicole ainsi que pour les chevaux de course) ;
l’amendement des sols (produits destinés à neutraliser l’acidité des sols et à les fertiliser) ;
le traitement et la purification de l’eau.
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LE PROJET ÉCONACRE : UN PLAN D’ACTION EN DEUX SCENARII
Cette étude, visant la création d’une filière de valorisation de la nacre en Polynésie française, a donc permis d’identifier différents projets de dimensions locale, territoriale et internationale, qui ont eux-mêmes été « répartis » au sein de deux scenarii différents.
Le premier, baptisé scénario « Fenua », se concentre essentiellement sur le développement économique et social des atolls inclus dans l’étude. Il s’articule autour de cinq projets, qui sont respectivement :
projet n° 1 : la création d’une filière de grossissement des nacres ;
projet n° 2 : le renforcement de la filière de l’artisanat d’art ;
projet n° 3 : la mise en œuvre d’un programme d’amélioration des conditions de logistique et de transport des nacres dans le respect des enjeux sociaux ;
projet n° 4 : la valorisation de la filière visant l’alimentation humaine à travers la production de korori ;
projet n° 5 : la création d’une filière élevage et agriculture. Le second scénario, baptisé scénario « Moana », se concentre essentiellement sur l’ouverture sur des marchés extérieurs à travers, cette fois, la mise en œuvre de quatre projets, concernant respectivement :
projet n° 6 : la labellisation de la nacre de Tahiti à travers la création d’une marque « Polynésie française » à laquelle pourrait s’adosser la création d’une filière d’excellence dans le cadre de la formation aux métiers de la valorisation de la nacre ;
projet n° 7 : le développement d’activités à destination des filières du luxe ;
projet n° 8 : le développement d’amendement calcique pour le secteur du BTP ;
projet n° 9 : le développement des autres filières à haute valeur ajoutée (voir l’encadré consacré aux principales pistes de débouchés à l’international).
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Le salut pourrait en partie venir du mabe
De plus en plus apprécié pour ses qualités esthétiques notamment en bijouterie, le mabe pourrait s’imposer, d’après ce même rapport Éco-nacre, comme l’une des solutions les plus intéressantes de revenus à court terme pour la filière, dans ses perspectives de développement à destination des filières du luxe. Différentes techniques sont d’ores et déjà disponibles pour un marché très diversifié fonctionnant sur la base d’une production à court terme puisque les huîtres sont « sacrifiées » au bout de 4 à 7 mois maximum pour y découper les fameux mabe désormais si appréciés des coquettes.
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Des perspectives tous azimuts Cette étude a visé à fournir une sorte de compilation exhaustive de tous les projets de débouchés et développements possibles pour le secteur en s’inspirant notamment, en partie, d’initiatives extérieures déjà existantes. Malgré les retards et freins générés par la survenue de la crise sanitaire, les choses ont depuis suivi leur cours en ce sens, avec une volonté de travailler aussi « en fonction des opportunités », mais sans exclure aucune perspective a priori. Ces deux scenarii ont également permis de soulever bon nombre des problématiques qui handicapent encore diversement et de manière plus ou moins importante la filière aujourd’hui ; des problèmes environnementaux liés à la préservation des lagons en l’absence de circuits ou de réseaux organisés, en passant par la présence de microplastiques dans les huîtres. Les professionnels de la filière nacre ont d’ores et déjà été invités, notamment lors d’un atelier/séminaire organisé le 12 février 2021, à se pencher sur tous ces projets, problématiques et pistes d’accompagnement à dégager afin de donner une impulsion concrète à la réalisation conjointe de ces deux scenarios.
« La stratégie de la DRM et du Pays, rappelle Cédrik Lô, est de réduire la production et d'augmenter la qualité des perles, donc il faudra peut-être réorienter certains professionnels vers la filière nacrière (en laissant toutefois aux professionnels le choix de leur filière : perliculture ou nacriculture, NDLR) ; une filière nacre qui s’avère tout à fait rentable, mais nécessite une organisation pour la production de nacres dédiées permettant la pérennisation de l'approvisionnement, un conditionnement adapté à la demande locale et internationale, et une diversification des produits nacriers proposés, du déchet au produit à forte valeur ajoutée. Le développement d'une économie circulaire à partir de cette ressource est une perspective réelle. La filière nacre dans son sens élargi, c’est-à-dire en incluant toutes les coquilles locales (nacre, troca, burgau...) permettra de donner aux professionnels des îles d'autres sources de revenus tout en restant dans la filière utilisant la ressource en pintadines (Pinctada margaritifera et Pinctada maculata) et autres mollusques coquilliers. » En fin d’année 2021, certains projets étaient désormais en cours, même s’ils réclament souvent une certaine confidentialité, s’inscrivant dans des recherches dont les données n’ont pas encore été publiées.
Autre filière novatrice et prometteuse : la fabrication de nucléus à partir de poudre de Pinctada margaritifera
Si ce programme spécifique, également évoqué par le rapport Éco-nacre, vise en premier lieu à conférer aux professionnels locaux du secteur une totale indépendance vis-à-vis des fournisseurs étrangers de nucléus en leur permettant d’obtenir des nucléus de tout diamètre à partir des stocks disponibles de coquilles de nacres ou de déchets du travail de la nacre, il multiplie les avantages collatéraux. Parmi ces derniers, et non des moindres, on note la garantie d’une homogénéité structurale des nucléus offrant des résistances égales dans toutes les directions lors du perçage, mais aussi – et peut-être surtout – la possibilité d’optimiser le nucléus lors de la fabrication en l’orientant vers la production de liant biosourcé, de substance cicatrisante, antiseptique ou encore dopante, etc.
Un état des lieux en guise de conclusion
S’il n’est pas évident de dégager dès à présent des données économiques précises et encore moins concernant les retombées potentielles liées à ces différents projets (le programme pour le développement de la filière nacrière étant tout juste lancé), ils ont tous déjà donné lieu à des avancées concrètes sous divers aspects. On retiendra notamment concernant les activités de la DRM en lien avec eux :
pour le projet 1 : un travail mené en relation avec les professionnels et déjà effectif, dans certains atolls, afin d’agir sur le développement de la filière de grossissement des nacres (ce qui vise prioritairement à augmenter la taille et l'épaisseur des coquilles en donnant un peu plus de temps aux nacres pour grossir). La DRM envisage aussi de s’appuyer sur les travaux de sélection génétique en cours pour la perliculture (menés par l’IFREMER, le CRIOBE et la SYSAAF) dans le but d’identifier des critères importants pour les nacriers en vue de leur permettre de les sélectionner si ces critères s’avéraient génétiques et non pas liés au milieu et à l’environnement ;
pour les projets 2 et 3 : la DRM contribue déjà à l'amélioration de l'approvisionnement (conditionnement, transport, logistique...) et à la qualité des produits nacriers (via le centre de tri des coquilles), en relation notamment avec des professionnels pour la collecte et le tri des coquilles. L’objectif visé étant de réserver ces coquilles au marché local en priorité et de créer un lieu d'approvisionnement structuré pour permettre aux professionnels locaux des différents secteurs concernés d’acheter les co- quilles les mieux adaptées à leurs besoins (en ce qui concerne la qualité, couleur, taille, épaisseur...) ;
pour les projets 5, 8 et 9 : la DRM collabore également déjà avec des professionnels et d'autres services du Pays (DAG, TP...) pour conditionner les déchets de nacre (coquilles non commercialisables, débris de découpe...) et les valoriser à différents niveaux après broyage et tamisage (avec des perspectives d’utilisation dans les secteurs de l’agriculture et de l’élevage, mais aussi du BTP ou encore d’autres filières à haute valeur ajoutée (voir interview de Leslie Widmann, directrice d’Odysée Développement).
À ce stade, on peut dire que l’installation de cette filière demandera, certes encore du temps, des efforts d’organisation, de la détermination autant qu’une volonté politique continue, mais des bases solides semblent bel et bien d’ores et déjà posées pour présider à sa naissance. En notant que, selon le budget prévisionnel, l’en- semble des neuf projets représente un budget d’intervention de la DRM de près de 454 millions de Fcfp, réparti sur six années. Et qu’il est envisagé un passage « rapide et naturel », pour certaines activités au moins, entre le scénario « Fenua » et le scénario « Moana », ces activités étant étroitement liées, les premières constituant l’indispensable préalable aux secondes.
Interview de Leslie Widmann, directrice d’Odyssée Développement
Odyssée Développement est un bureau d’études spécialisé en économie marine essentiellement dans les domaines des transports maritimes, de la pêche, de l’aquaculture, du nautisme, de la gestion portuaire et de l’aménagement du territoire des zones maritimes et portuaires. Cet organisme basé à La Rochelle, qui affiche 20 ans d’expérience en France, en outre-mer et à l’international, a travaillé conjointement à cette étude Éconacre pour la partie « terrain » avec la société Moana Vahiné, qui est le seul négociant français de nacres. La reliance de leurs compétences, avec un focus sur la production d’un côté, et une grande connaissance des marchés de l’autre, a permis une totale complémentarité, notamment lors de la réalisation des enquêtes menées auprès des professionnels œuvrant au sein des 41 fermes perlières sollicitées pour y prendre part.
Quels sont les premiers constats que vous avez été amenés à faire lors de vos rencontres avec ces professionnels des Tuamotu-Gambier ? « D’abord, je tiens à souligner l’accueil exceptionnel qui nous y a été réservé, facilité, il est vrai, par le fait que Benoît Guirlet, le directeur de Moana Vahiné, a lui-même vécu en Polynésie dont il a une formidable connaissance en parallèle de celle du marché international de la nacre. Nous-mêmes y avions déjà travaillé, mais pas dans les Tuamotu. Les professionnels que nous avons rencontrés pour l’occasion ont en tout cas formidablement joué le jeu, en nous ouvrant largement leurs portes et en nous transmettant nombre de données très précieuses, jusqu’à leurs chiffres d’affaires. Ceci étant posé, nous avons d’emblée constaté que la grande majorité d’entre eux, je dirais les 9/10e, pensaient que nous venions leur parler de la perle ! Pour eux, la nacre n’avait pas de valeur car le seul marché qu’ils avaient trouvé pour elle quasiment à l’extérieur était celui de la fabrication de boutons, en Asie ; un marché qui vit presque au détriment des perliculteurs. Nous avons donc eu un gros travail pédagogique à faire afin de leur faire considérer la nacre, non plus comme un déchet de la perliculture, mais comme un coproduit à part entière. Et ce tout en les sensibilisant au fait que sur le marché intérieur de la bijouterie et de la marqueterie, les professionnels de ces secteurs rencontrent de la difficulté à se fournir locale- ment ; ce qui signifie qu’il y a là aussi une disponibilité de la matière à travailler. Aujourd’hui, l’essentiel des nacres vendues présentent une taille autour des 10 cm. Ce qui n’est pas assez pour les artisans, pour lesquels ces coquilles ne sont pas assez épaisses non plus. Ces coquilles qui n’ont pas le temps de grandir produisent aussi des perles plus petites. Nous avons donc pointé immédiatement la nécessité de mettre en place une filière de grossissement des nacres, qui devraient encore grandir au moins 2 ans après la 2e greffe pour atteindre des tailles adéquates. Alors évidemment, le principal écueil pour eux en la matière, c’est l’immobilisation de trésorerie que cela représente, mais ils pourraient être accompagnés sur cette voie par des financements publics. Car ces nacres sont fortement valorisables et réellement très recherchées. À ce stade, les nacres polynésiennes se privent clairement de marchés du fait de carences de production. »
Aujourd’hui, l’essentiel des nacres vendues présentent une taille autour des 10 cm.
Quels sont les atouts les plus importants de notre nacre noire de Polynésie ? « Sa concurrente la plus directe est la Pinctada maxima, produite en aquaculture à Maurice, en Australie et en Asie, dans des filières de production bien maîtrisées, mais elle est blanche. Alors que les couleurs affichées par la Pinctada margaritifera, noire bien sûr, mais aussi rouge, verte, dorée, en font d’entrée de jeu un produit précieux. Le simple fait de trier les coquilles en fonction de ces coloris, une sélection effective et plus efficiente en matière de couleur et de taille, sans efforts de production supplémentaires, permettrait déjà d’optimiser la filière. Ensuite, elle offre également des qualités mécaniques, de dureté, mais aussi paradoxalement des gros volumes. En réalité, c’est une ressource abondante avec de gros volumes inexploités car nombre de professionnels ne se donnent pas la peine de les rechercher, de les collecter là où elles sont laissées à l’abandon dans les lagons. »
Quels sont les marchés qui vous semblent les plus prometteurs à ce jour pour le développement de la filière ? « Il y a d’abord des marchés de niche, qui ne représentent certes pas de gros volumes mais qui sont très rémunérateurs. Je pense à des marchés de forte renommée comme l’orfèvrerie, l’horlogerie, la marqueterie, la coutellerie, l’habillement et même la haute couture. Ce sont des domaines d’excellence pour lesquels la Polynésie serait parfaitement légitime à mettre en œuvre, concernant sa nacre, une labellisation qui viendrait en prime renforcer l’image de la destination en tant que telle ainsi que son attractivité aux yeux des touristes notamment. Pour nous, ces marchés ne sont clairement pas à négliger. Et demandeurs. »
Ensuite, il y a des marchés moins prestigieux mais pour autant complètement essentiels... « Effectivement. Et je pense notamment à deux d’entre eux, destinés prioritairement à être développés localement afin de contribuer plus largement au développement des atolls polynésiens. Le premier est celui de la supplémentation animale, qui est techniquement très simple à mettre en place puisqu’il fait appel à des technologies mécaniques, sans électro- nique (ce qui est parfait pour des atolls). L’idée étant de réaliser différents types de broyages avec des broyats passant par différents tamis, qui seront destinés pour les plus épais à nourrir les poules et pour les plus fins aux élevages de cochon. Outre le fait de permettre la création de petites structures locales adossées, par exemple à un broyeur collectif par atoll, ces produits permettraient de compenser en partie les produits importés pour nourrir ces animaux, tout en rendant potentiellement possible le développement des élevages. En outre, cette filière permettrait de réguler aussi la présence d’un compétiteur de la Pinctada margaritifera dans vos eaux, la Pinctada maculata ou pipi, qui pourrait être utilisée aux mêmes fins. »
Et le second marché ? « C’est un marché qui se situe dans la même perspective d’économie circulaire et de développement local en vue notamment de réduire les importations. Il s’agit des débouchés offerts par les matériaux de construction biosourcés. Pour cela, la DRM a travaillé à la mise en place d’un programme de recherche en collaboration avec le laboratoire des Fluides complexes et leurs réservoirs de l’université de Pau-Bordeaux, qui est passé par le recrutement en master 2 d’un jeune Polynésien, M. Temanui I Tehei Hantz, titulaire déjà d’un master en physique des matériaux et qui va faire une thèse sur l'incorporation de nacre de Polynésie française dans des bétons. Un béton incorpore de l’eau, du sable et un durcisseur. Il s’agirait ici de rem- placer ce durcisseur par un produit issu de la nacre polynésienne, mais la formulation reste encore à définir. Le béton visé serait destiné à être produit et utilisé sur les atolls et son surplus vendu sur Papeete. »
Il était indispensable pour vous de faire travailler des Polynésiens à ces projets, de faire avec et pour les populations en définissant des projets locaux ? « Absolument. Dans ce cas de figure, je ne pouvais concevoir ce projet qu’avec un étudiant polynésien. Ce qui paraissait pourtant assez improbable au début ! Mais la DRM l’a trouvé. Pour moi, ça n’aurait vraiment pas eu la même saveur si on avait dû faire sans lui. Il y a des Polynésiens qui ont de grandes compétences et très envie de les mettre au service du développement de leur fenua. Notre rôle consistait en partie à permettre cela en identifiant les projets et en mettant les intervenants locaux en contact avec des interlocuteurs qualifiés à l’extérieur. L’idée était vraiment d’aller chercher de l’expertise extérieure mais pour mieux créer des projets collectifs à petite échelle, des projets beaucoup plus adaptés au contexte local que ceux qu’aurait tendance à porter une lecture extérieure, toujours plus globalisante. Ces projets ont tendance à laisser les populations de côté alors qu’il y avait une vraie composante sociologique et culturelle dans notre démarche et celle de la DRM. Nous tenons à ramener la mise en œuvre des projets réalisés dans les têtes et les mains des Polynésiens. Dans le même ordre d’idées, nous sommes tous très soucieux de « l’humanisation » de la filière pour faire en sorte qu’elle respecte davantage la législation du travail. Par exemple, les sacs devront être redimensionnés pour ne pas dépasser 23 kg contre 45 ou 50 aujourd’hui. Il n’est pas concevable que les travailleurs du secteur continuent à « se casser le dos » en participant au développement de cette filière. »
Certains s’interrogent ou se plaignent des délais de ce développement, qui les séparent encore de potentielles retombées... « Eh oui, c’est frustrant parce que ça prend du temps ! C’est frustrant pour les politiques, pour les acteurs, pour les administrations... mais ce sont des dé- lais indispensables et pour certains incompressibles. Je ne peux que souligner, en tout état de cause, à quel point le lancement de ce programme a été réalisé, par la DRM, de manière structurée et cohérente pour se donner les meilleures chances de résultats. La DRM a une approche très juste et pointue des choses. »
Zoom sur l’état du marché international de la nacre avec Benoît Guirlet, directeur de Moana Vahiné
La société de Benoît Guirlet, installée à Sully-sur-Loire en métropole, est le seul négociant français en nacre à intervenir au niveau de toute la chaîne de vente, des nacres brutes aux objets manufacturés en nacre et même aux bijoux, sur les marchés national et international. Elle collabore encore à ce jour avec nombre d’artisans pour des produits aussi pointus que des archets de violon par exemple, mais égale- ment avec les grandes maisons de la place Vendôme ainsi qu’avec de grands industriels de la cosmétologie mondiale, à commencer par L’Oréal. Benoît Guirlet nous livre notamment de précieuses indications concernant le marché international près de 2 ans après le début de la crise sanitaire.
La nacre la plus demandée du marché est la nacre blanche
Comment se porte globalement ce marché de la nacre et quels en sont les secteurs les plus porteurs et prometteurs ?
« Il faut commencer par mettre en évidence le fait qu’au moment de la fin de l’étude Éco-nacre, soit fin 2019, le marché international de la nacre était à plus de 90 % un marché reposant sur les fabricants de boutons, des boutons destinés au secteur du prêt-à-porter haut de gamme. Moins de 10 % de ce marché s’oriente vers la bijouterie, de luxe ou fantaisie, l’horlogerie, la lutherie, la coutellerie... Tous ces secteurs constituent des niches en matière de quantités et de valeurs, mais ces marchés n’en sont pas moins intéressants. Reste que le marché est encore massivement dominé par la production de boutons. Or depuis fin 2019, du fait des aléas de la crise sanitaire qui ont, entre autres choses, occasionné l’annulation de nombreux salons internationaux comme celui de Hong Kong, on a constaté que si la vente de perles était quasiment interrompue, celle de nacres se poursuivait sans grandes perturbations. La nacre est devenue un élément de stabilité. Les acheteurs et producteurs de boutons (auxquels la Polynésie expédie 90 % de sa production de nacre sous forme de nacres brutes, essentiellement vers l’Asie, NDLR) ont été un peu chahutés, les transports sont de- venus chaotiques, il y a un ralentissement qui commence à se voir courant 2021, le marché va forcément connaître un petit creux, mais il a néanmoins tendance à se maintenir. »
En marge de ces nouvelles encourageantes, l’étude Éconacre a quand même pointé des faiblesses au niveau des nacres locales, y compris pour ce marché des boutons... « Effectivement car en 2019, si le marché de l’habillement se portait assez bien, l’étude avait déjà permis de pointer le fait que la qualité de la nacre de Tahiti était justement en train de sortir du marché. Les perliculteurs polynésiens parviennent depuis un moment à greffer des nacres plus jeunes, qui vont produire des perles plus vite mais présenteront par répercussion des coquilles beaucoup plus petites, plus fines, plus courbées et donc bien moins exploitables avec une valeur moindre. Elle continue à avoir de nombreux atouts, mais il nous semblait primordial de remédier prioritairement à cette situation. »
La nacre est devenue un élément de stabilité.
Quels sont, ceci étant précisé, les principaux atouts à vos yeux de notre nacre face à ces concurrentes ? « La nacre la plus demandée du marché est la nacre blanche, plébiscitée dans le domaine du luxe et globalement vendue deux fois plus cher. La nacre grise ou noire peut parfois représenter une alternative sur certains marchés à la nacre blanche, mais on ne peut pas vraiment parler de concurrence car, sur ces niches de luxe, les marques qui ont construit leurs gammes et leur image avec de la nacre blanche ne vont pas en changer. En revanche, la nacre de Tahiti est en position de force, pour plusieurs raisons, face à la nacre bleue ou la nacre gold, utilisées pour les mêmes applications, à commencer par les boutons. D’abord parce que Tahiti reste le plus gros producteur de nacres de qualité du monde. La quantité peut devenir un argument très important pour des produits de luxe qui deviennent parfois des produits de masse. Ensuite, la Polynésie présente réellement toutes les qualités et a même vocation à rédiger des normes, des cahiers des charges, des labels éthiques pour réglementer la production de nacres et ainsi diriger le marché. »
Pouvez-vous nous en dire plus justement à propos de cet atout de la nacre polynésienne sur le plan de la norme ? « Les grandes marques internationales sont de plus en plus attentives au sourcing, au fait de ne pas entacher leur image avec des façons de faire non éthiques, non sociales, non écologiques. Or, le marché de la nacre qui exploite une ressource renouvelable est un marché qui n’est pour l’heure pas dominé par de grands négociants internationaux ; il est plutôt encore le fait de petits producteurs locaux qui ont la possibilité d’en faire une filière éthique d’un bout à l’autre. Et pour réglementer tout ceci, la Polynésie présente de très nombreux atouts. C’est une zone éloignée des conflits armés, où il n’y a pas de trafic d’armes, où les populations sont bien traitées... C’est une grande chance qui la rend sans doute plus légitime que bien d’autres, les Philippines par exemple, à normaliser les choses. Si elle ne le fait pas, d’autres le feront et le premier à formaliser ces normes imposera ses références et en quelque sorte sa vision du monde aux autres producteurs... à leur détriment potentiel. »
Le coût de la main-d’œuvre en Polynésie est susceptible de fortement pénaliser les producteurs locaux. Comment pourrait-il être compensé ? « Les marchés du luxe sont beaucoup situés en France. Pas seulement mais beaucoup. On parle la même langue. Parmi les pistes intéressantes, il y a l’idée de faire venir des producteurs, des artisans, etc., dans des ateliers de marques de luxe afin de leur permettre d’apprendre à produire des ébauches. Aujourd’hui, on fait venir des grandes nacres en Suisse pour y être polies, poncées, découpées... Au final, moins de 20 % de la matière originelle est utilisée. Au lieu d’expédier des nacres entières, on pourrait envoyer des petits ronds. Un tel partage de savoir-faire serait à l’avantage de tout le monde : ce serait bon pour l’image des clients, la logique économique et la planète. Et ce pourrait être pareil pour le secteur de la haute joaillerie ; des petits éléments pourraient être fabriqués ici. La société de Woïta Prokop, par exemple, a déjà toutes les ressources pour cela. Il y a des ponts à créer qui peuvent avoir du sens et se révéler décisifs pour les grands donneurs d’ordres. »
Produire des nacres requiert en réalité bien moins de matériel, de formation, il n’y a pas besoin de greffeurs ni de grosses installations
Au vu de la situation actuelle, quelles seraient vos grandes préconisations prioritaires pour soutenir cette filière ? « D’abord, je dirais qu’à mon sens il faut profiter du fait que le marché ralentit un peu pour informer les perliculteurs afin qu’ils laissent grossir leurs nacres plus longtemps. Il faudrait vraiment passer dans les îles, avec des chiffres et les négociants de Tahiti pour les inciter à ne pas tuer leurs nacres quand ils récupèrent les perles mais à les remettre à l’eau, dans des endroits plus tranquilles, où elles prendront du poids et donc de la qualité. Ensuite, il me semble vraiment primordial de commencer tout de suite ce travail sur l’image de la marque, sur l’aspect éthique et la labellisation. Ce serait un signal fort qui parlerait beaucoup aux grands donneurs d’ordres de la mode et du luxe. Je dirais également qu’il faut poursuivre le travail sur les niches naissantes (plus large- ment évoquées dans d’autres parties de cet article, NDLR) : la Polynésie doit vraiment se positionner sur le luxe, le haut de gamme et pas sur le grand public. Il est capital de proposer une qualité stable, mais également de monter la gamme de la valeur ajoutée proposée par la Polynésie. Il faudrait peut-être envisager dans le même temps de distinguer vraiment deux métiers différents dans les lagons en créant une filière propre et spécifique de nacriculture. On pourrait tenter l’expérience peut-être et se lancer dans ce parcours socialement intéressant. Produire des nacres requiert en réalité bien moins de matériel, de formation, il n’y a pas besoin de greffeurs ni de grosses installations. Cela pourrait s’avérer en outre un vrai outil d’aménagement pour certaines zones du territoire. Enfin, dans ce domaine, il y a une partie du business qui se fait sous forme de troc, pas toujours à l’avantage des Polynésiens ; il faudrait peut-être revenir aussi sur ces pratiques. »
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Dossier à retrouver dans votre magazine InstanTANE #10 - janvier 2020